22 juillet, 2007
Des massacres en Kabylie, vous y avez pensé?
Le conte n’en sera que plus beau …même macabre !
Par Ahmed Kaci
Si vous n’y avez jamais pensé, eh, bien y’en a même qui en rêvent. Non, ce n’est pas une plaisanterie. Dans son blog qu’il tient depuis sa retraite parisienne, Mohamed Benchicou a mis en ligne dans l’édition du 16 juillet dernier, soit le lendemain de l’attaque par un groupe armé de la caserne de la gendarmerie de Yakouren en Kabylie, le témoignage d’un lecteur anonyme sur cette attaque, on prenant le soin au passage de l’affubler d’un titre bien étrange : « J’ai tout vu, on a échappée à un second Bentalha ! ».
Fait curieux, à la lecture du témoignage du début jusqu’à la fin, à aucun moment il n’est question de volonté de commettre un quelconque carnage. Au contraire, les assaillants n’étaient animés d’aucune visée belliqueuse à l’encontre des habitants de Yakouren puisque, selon ce témoin oculaire, ils contrôlaient tous les recoins de la ville sans faire la moindre victime parmi les civils. Nous faisons l’hypothèse alors que le témoignage ne sert que de prétexte pour le montage d’une autre version –toujours la même en réalité- plus à même de concorder avec la vision des tenants de l’éradication auquel appartient Benchicou. La distorsion qu’introduit Benchicou dans le témoignage par le biais de son titre a une logique identifiable et sert des objectifs politiques très précis que confirme son second article « Yakouren : que nous cache-t-on ? » paru le 18 juillet. Dans cet exemple typique de désinformation, Benchicou n’aura plus besoin de nous expliquer comment par la suite la population de Yakouren aurait échappé lors de ce raid terroriste à un carnage assuré, dés lors que les assaillants sont connus et identifiés suis generis, cette espèce « sanguinaire » qui a sévi à Bentalha.
Ainsi, le témoignage de ce lecteur, vraisemblablement un habitant de Yakouren, selon le récit qu’il en fait, et le titre choisi à dessein par Mohamed Benchicou ne sont contradictoires que d’un point de vue formel. Il faut considérer que tout énoncé de langage, loin de ne constituer qu’un codage d’information, constitue d’abord et avant tout un acte de langage. Parler et même écrire, c’est toujours agir, faire agir et voir agir. De ce point de vue, le titre de Benchicou et le témoignage en se soutenant l’un et l’autre acquièrent une force illocutoire décisive. De celle qui réclame un agir. On ne peut un instant croire que M. Benchicou ne fait juste que s’inquièter d’une probabilité forte de voir se rééditer les massacres des années 1997 et 1998 dans les villages de Kabylie. Et il est hors de question de croire un moment que Benchicou exprime en projection un acte de voyeurisme morbide.
Il est fort possible que de sa retraite parisienne depuis qu’il est sorti de prison, Benchicou et tout un courant d’opinion auquel il est affilié, soient persuadés que des massacres en Kabylie seraient la chose la plus radicalement dommageable à Bouteflika. Pour rappel, Zeroual avait été acculé à la démission après la série des massacres collectifs de 1997-1998 attribués au GIA. Si cela a bien marché avec Zeroual, il n’y aurait aucune raison pour que ça ne marcherait pas de nouveau avec l’actuel chef de l’Etat. Des massacres de l’ampleur de Bentalha en Kabylie suscitant à coup sur une très vive réprobation internationale, voire des troubles en Kabylie ne pourraient que forcer Bouteflika à la porte de sortie et la cessation de sa soi- disant politique de « réconciliation nationale ».
Reste maintenant la question de savoir si un scénario de ce genre serait envisageable par ceux qui depuis quinze ans alimentent la violence en Algérie, soit en instrumentant des franges islamistes radicales, soit en agissant de façon indirecte à travers des organisations para-militaires et autres escadrons de la mort. Si cela venait à se confirmer, il s’agira véritablement d’une escalade dangereuse dans la guerre menée contre la société algérienne, car elle portera un coup fatal à l’unité du pays et engagera dans le conflit de nouveaux acteurs qui poseront comme on peut aisément le deviner de nouvelles problématiques. Il faut rappeler ici que jusqu’à maintenant, les algériens dans leur immense majorité ont observé une position de retrait aussi bien vis-à-vis des groupes de guérilla d’obédience islamiste que du pouvoir en place. Même au plus fort de la crise, aucun des deux camps n’a réussi à leur faire changer d’avis. Et malgré les narrations fabuleuses à propos d’une lutte héroïque contre « l’hydre intégriste », ainsi que toute la rhétorique qui l’accompagne comme celle d’une armée « au secours de la démocratie », les Algériens n’ont pas succombé à la « guerre sale » contre une partie des leurs qui aurait fracturé le pays définitivement et ce, en dépit de toutes les manipulations et des violences qu’ils subissent depuis plus d’une décennie. Une « sale guerre » alimentée par des minorités déboussolées et sans ancrage dans le vécu national.
Ce n’est pas pour rien si la Kabylie est ciblée et qu’elle devienne aux yeux d’un courant de plus en plus aux abois le sésame de leur retour aux devants de la scène. La Kabylie comme territoire à sensibilité démocratique tel que martelé par un certains nombre de discours depuis au moins 1992 et que les événements du « Printemps noir » vont en renforcer la croyance est investi d’une mission quasi tautologique : dire et interdire et plutôt que dire, interdire pour mieux dire. Des massacres semblables à ceux de Bentalha et de Rais en Kabylie « bastion de la démocratie » et espace « réfractaire à l’intégrisme » ne peuvent que susciter des sentiments d’indignation à une vaste échelle, mais surtout redonner un second souffle au tout sécuritaire que certains commentateurs ont crû déceler même chez Bouteflika lors de son récent discours devant les cadres de l’armée. Mais l’objectif est plus ambitieux que cela qui consiste à arracher une mobilisation populaire derrière les thèses en place afin de donner l’illusion d’un régime en phase avec ce qu’il proclame depuis le coup d’état de janvier 1992 : un régime en guerre contre « l’intégrisme » qui s’attaque partout dans le monde aux valeurs « universels de la modernité ». Et dans ce registre, les têtes pensantes du régime jouent bien la partition des victimes originelles et esseulées du terrorisme avant que le monde ne se réveille un certain 11 septembre 2001. Et comme un conte qui se poursuit sans discontinuer, « vous voyez bien, semblent dire ces têtes pensante, nous aussi on a eu notre 11 septembre sous la forme d’un 11 avril. Et si cela ne suffisait pas, avec la Kabylie, on devrait clouer définitivement le bec à tous ceux qui doutent de notre bonne foi. Et comment ne nous croiraient-ils pas, ces kabyles de peu de religion ne sont-ils pas tout désignés pour être passés au fil de l’épée ? »Mais comment on y a pas pensé plus tôt, semble suggérer, in fine, et l’article présumé témoignage et le titre de Benchicou «Yakouren : J’ai tout vu; on a échappé à un second Bentalha ! » Une fin heureuse pour un courant d’élites en désarroi et qui a le sentiment d’avoir été trahi et mal rétribué en retour de son soutien sans réserve à la politique menée depuis 1992 prétendument contre « l’intégrisme ». La situation de ce courant est d’autant plus déplorable que sur le marché victimaire, il n’a pas la cote comme au début des années 90 où ses représentants faisaient les Unes des grands médias français. Sur ce registre, ils ont été supplantés par les islamistes –avec toutes les réserves sur ce point- qui, eux, alignent une quantité plus importante de victimes et même réussi à se faire reconnaître ce statut par des instances internationales hautement symboliques comme la commission de l’ONU pour la défense des droits de l’homme dans le cas de Abassi Madani et des organisations non gouvernementales du même genre dans le cas des disparitions forcées, et surtout depuis que Bouteflika a donné du « Monsieur Hattab », au chef du GSPC alias Al-Qaïda au Maghreb et auteur présumé de l’attaque de Yakouren.
Des massacres en Kabylie, ce serait l’aubaine inespérée pour reprendre pied sur le marché de la martyrologie et des héros. Mieux, ce serait un coup de génie, de ceux que seul un démon peut en élaborer, car il va une fois pour toute faire coïncider le conte et la réalité. Une fin heureuse quitte à ce qu’elle soit macabre. L’essentiel est qu’elle remplisse sa fonction de rédemption pour une souche d’élite qui n’a de cesse caressées le rêve d’un conflit dans un mode où se mêlerait héros romantiques, officiers courageux, républicains et loyaux, pasionarias et masses prêtes au sacrifice pour la défense de la république et de la démocratie menacées par le fascisme « vert » comme lors de la guerre civile en Espagne.