« Ici, les terroristes repentis et les victimes cohabitent. » Le « ici » dont parle Nadia, une jeune psychologue, c’est Bentalha, la « ville martyre » où elle travaille. Il y a tout juste dix ans, dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, plus de deux cents habitants d’un quartier en construction de cette ville dortoir de la banlieue d’Alger étaient tués à l’arme blanche par des assaillants surgis de l’obscurité. Ils n’avaient pas fait de quartier, égorgeant dans leurs maisons femmes et enfants, vieux et jeunes, les hommes valides et ceux qui l’étaient moins, avant de repartir dans la nuit sans être véritablement inquiétés par les militaires dépêchés sur place.
L’Algérie était alors à feu et à sang, et les massacres de civils monnaie courante dans la ceinture de la capitale. En ces temps de folie meurtrière, il ne faisait pas bon habiter Sidi Moussa, Beni Messous, Raïs ou Larba.
Bentalha est restée comme le symbole des villes de la bande côtière de la Mitidja, secouées par la barbarie. Pourquoi elle alors que d’autres, loin d’Alger, ont payé plus cher le prix du sang (plus d’un millier de civils assassinés en une nuit près de Rélizane, dans l’est du pays) ? Peut-être à cause de la photo de la « madone de Bentalha », une jeune femme saisie par l’objectif au moment où elle apprend la disparition d’un de ses proches ? Le cliché de ce visage à la sombre beauté a fait le tour du monde.
VILLAS EN CHANTIER
La « célébrité » de Bentalha doit aussi beaucoup à la polémique suscitée par les circonstances du massacre. Comment expliquer la facilité avec laquelle les assaillants, surgis de nulle part, ont pu mener à bien leur besogne sanglante et repartir sans encombre ? Pourquoi les forces de sécurité ont-elles tant tardé à intervenir ? Pourquoi aussi, une fois à Bentalha, les militaires sont-ils restés en lisière des deux quartiers où la tuerie se déroulait ? Faute de réponse convaincante, le drame de Bentalha allait être associé à la suspicion sur les forces de sécurité d’où allait naître la question « Qui tue qui ?
« Dix ans après ces événements, l’aspect de la ville n’a pas changé. Abrités derrière des cubes de béton massifs, les postes de police, de gendarmerie, de gardes communaux y sont plus nombreux qu’auparavant, tout comme les mosquées et les étals des marchands de légumes. Bentalha n’en a pas moins conservé son côté inachevé et précaire qui la rend si peu attirante. A Haï Boudoumi et Haï Djillali, les deux quartiers attaqués, des villas qui se voudraient bourgeoises sont toujours là, en chantier, avec leurs tiges d’acier qui pointent vers le ciel et leur crépi gris en attente d’une peinture. Les rues sont inanimées, les trottoirs défoncés et les rideaux des commerçants obstinément baissés. Les espaces verts appartiennent à un rêve lointain.
« DES TERRORISTES REPENTIS »
De nouveaux habitants sont venus s’installer, attirés par des prix moins élevés que dans la capitale que l’on devine au loin dans la brume. On travaille à Alger et l’on dort à Bentalha. « Je ne connais pas mes voisins. Ils ne reviennent pas avant le soir. Il n’y a que les femmes qui se fréquentent. Ça n’est pas gai », reconnaît Amar, un ancien de la Sonatrach, la compagnie pétrolière, venu passer sa retraite à Bentalha, la ville de ses beaux-parents.
Pour les autorités, la priorité était d’exorciser le passé. Un centre de lutte psychologique a été ouvert dans le centre-ville au lendemain du massacre, où travaillent une trentaine de personnes. Financé par les organisations non gouvernementales (ONG) et l’Union européenne, il a accueilli en consultation des familles traumatisées et pris en charge les enfants. « On a été utiles, assure Nadia, la directrice du centre. Les enfants dont les mères se sont tenues à l’écart du centre souffrent davantage de difficultés scolaires. Ils ont tendance à dériver vers la violence et la toxicomanie. »
Aujourd’hui, dix ans après les massacres, la vocation du centre s’élargit. « On s’oriente ves le traitement des troubles liés aux problèmes conjugaux et à l’échec scolaire », raconte Nadia. Des classes préscolaires ont été ouvertes, ainsi qu’une bibliothèque et une salle de sports. Dans un autre bâtiment sont dispensés des cours d’alphabétisation.
Le passé s’estompe lentement. Depuis quelques années, les familles chassées par les violences reviennent à Bentalha, assurent les autorités. « C’est vrai, confirme Nadia. Il y a même des terroristes repentis parmi les nouveaux venus. Ils nous ont évités. Ça n’a pas été facile pour les victimes de les accepter. Ils ont appris à ne pas être rancuniers. »
Jean-Pierre Tuquoi, Le Monde du 23 septrembre 2007