Voilà une affaire qui ne manquera pas de mettre davantage de piment dans les relations entre l’Algérie et l’Espagne.
L’ancien lieutenant-colonel de l’armée algérienne, Mohamed Samraoui, croupit depuis le 22 octobre dans une prison espagnole dans l’attente de son éventuelle extradition vers l’Algérie. Objet d’un mandat d’arrêt international émis depuis un mois par la justice algérienne, Samraoui a été arrêté dans la région de Malaga (dans le sud de l’Espagne) alors qu’il participait à une conférence organisée par la Fédération internationale de jeux d’échecs par correspondance (FIJEC). Bien que les accusations portées contre lui soient de nature grave – il est recherché pour « désertion, dénonciations calomnieuses contre l’armée et terrorisme » -, l’ex-officier du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) encourt peu de risques d’être livré à la justice de son pays. C’est que Mohamed Samraoui, auteur du livre Chroniques des années de sang (Paris, Denoël 2003), bénéficie depuis 1996 du statut de réfugié politique, délivré par les autorités allemandes. Si son extradition n’est pas donc envisageable dans l’immédiat, le moins que l’on puisse dire est que cette affaire tombe on ne peut plus mal. Alors que les relations entre Alger et Madrid n’ont jamais été aussi tendues en raison de profondes divergences sur des contrats énergétiques, ce dossier risque de les rendre encore plus exécrables. Comment cet homme dont on dit cultivé et avisé, comment ce pourfendeur des généraux algériens qu’il accuse d’avoir créé, manipulé et instrumentalisé les groupes islamiques armés (GIA) est-il tombé dans le panneau ? Amateur de jeux d’échecs, Mohamed Samraoui est un habitué des voyages à travers l’Europe pour le compte de la fédération dont il est président. Sa chambre à l’hôtel Alay, à Balmadena (sur la Costa Del Sol), un charmant quatre étoiles avec court de tennis, piscine et bar à tapas, étant réservée depuis plusieurs semaines, Mohamed Samraoui se rend donc au cours de la deuxième quinzaine d’octobre dans la région de Malaga où sa fédération avait convenu d’organiser un tournoi. Son séjour se déroule en toute quiétude jusqu’à ce lundi 22 octobre vers 11h30. Alors que Samraoui assistait à une conférence, deux officiers de la police judiciaire espagnole demandent à lui parler. Munis d’un mandat d’arrêt délivré par le juge d’instruction Ismael Moreno de l’Audience nationale (le tribunal compétent pour juger les crimes internationaux), ils procèdent à son arrestation en vertu d’un mandat d’arrêt international diffusé via Interpol.
Un dossier compliqué
L’intéressé n’oppose aucune résistance, c’est juste s’il demande aux policiers qu’on lui permette de remettre un cadeau à un ami. Aussitôt conduit vers le commissariat de Torremolinos (une petite commune située à 18 km de la ville de Malaga), il sera placé en garde à vue. Tandis qu’un avocat lui est commis d’office, Samraoui est autorisé à entrer en contact avec sa femme, restée en Allemagne. Une fois la garde à vue légale (en Espagne elle dure 3 jours) achevée, le prévenu sera transféré vers le centre de détention de Soto Del Real, près de Madrid. Il faudra attendre le 27 octobre pour que l’information soit rendue publique. La presse espagnole, un quotidien algérien (Le Jour d’Algérie) ainsi que le site internet « rue89 » évoquent l’arrestation et l’incarcération. On s’en doute, cette affaire met les autorités espagnoles dans l’embarras. Aux organisations de défense des droits de l’homme qui s’émeuvent du sort réservé à l’ex-dissident, le ministère espagnol des Affaires étrangères assure que l’Espagne est un Etat de droit. Alerté, le ministre de l’Intérieur, Alfredo Pérez Rubalcaba, jusque-là tenu dans l’ignorance des faits, entreprend les démarches nécessaires pour améliorer les conditions de détention de Samraoui. Celui-ci sera alors transféré vers le quartier VIP (Very Important Person) alors qu’un nouvel avocat, maître Manuel Ollé Sesé, sera chargé d’assurer sa défense. Juriste spécialisé en droit pénal, avocat au barreau de Madrid, celui-ci est connu dans le milieu associatif en tant que président de l’Association de défense des droits de l’homme d’Espagne (APDHE). Selon une source proche de l’affaire, Manuel Ollé Sesé devrait incessamment introduire une demande de remise en liberté provisoire au bénéfice de Mohamed Samraoui. Bien que le dossier de ce dernier soit compliqué en raison de ses implications politiques, les proches de Samraoui ont bon espoir que celui-ci bénéficie, au moins, d’un contrôle judiciaire. Mais en cas de refus, l’ancien officier devrait s’armer de patience, car les démarches relatives à son extradition prendront du temps avant que le dossier n’atterrisse sur le bureau du juge d’instruction. Le département algérien de la justice n’ayant pas une bonne réputation en ce qui concerne le traitement et le suivi des dossiers d’extradition (voir Les ratés d’une extradition, El Watan du 20 septembre), l’attente risque ainsi d’être longue. Alger, Berlin, Paris puis Madrid, le parcours de Mohamed Samraoui, 54 ans, aura été celui d’un officier supérieur (il aurait été n°2 du contre-espionnage) dont la carrière, plutôt brillante du reste, finira par se disloquer sur l’autel de la « sale guerre ». Ancien haut responsable du DRS, le contre-espionnage algérien, entre mars 1990 et juillet 1992, cet ingénieur en biochimie fut au cœur de cette tumultueuse époque qui a vu la montée du mouvement intégriste, la rupture du processus électoral, l’assassinat du président Mohamed Boudiaf ainsi que le début du terrorisme islamiste. Responsable du service de recherches et d’analyses à la direction du contre-espionnage, il prendra une large part dans la lutte contre les réseaux terroristes avant qu’il ne décide de s’éloigner du pays. Muté à l’étranger, il est désigné attaché militaire et chef du bureau de la sécurité à l’ambassade en Allemagne, avec le grade de commandant, puis de lieutenant-colonel. En Allemagne, l’officier ne chôme guère dans la mesure où cette contrée d’Europe avait la réputation d’être une terre d’asile pour les islamistes de tout acabit. N’est-ce pas à Bonn que Rabah Kebir avait trouvé refuge avant de devenir l’un des principaux dirigeants et pourvoyeurs en armes, en munitions et en argent des maquis terroristes en Algérie ? Le séjour de Samraoui en Allemagne se déroule sans encombre jusqu’au mois de septembre 1995, date à laquelle un grave différend l’oppose à ses supérieurs. Numéro deux du DRS, le défunt Smaïn Lamari lui aurait ainsi demandé de liquider deux responsables du FIS à Bonn, Rabah Kebir et Abdelkader Sahraoui, mais Samraoui refuse d’exécuter la décision. Info ou intox, toujours est-il que notre lieutenant-colonel est rappelé à Alger. Ayant consommé définitivement sa rupture avec les services secrets, il quitte l’Algérie en février 1996 pour la Belgique avant de regagner, peu de temps après, l’Allemagne où il obtient le statut de réfugié politique.
Octobre, mois du déballage
Jusqu’à l’année 2003, seuls les services algériens, les services allemands de l’immigration ainsi que quelques voisins de palier connaissaient le nom de Mohamed Samraoui. La mode étant au déballage médiatique sur les affres de la guerre civile en Algérie, l’homme défrayera la chronique dès l’été 2003 avec la sortie en France de son livre coup-de-poing Chronique des années de sang : Algérie, comment les services ont manipulé les groupes islamistes. Tout est dans le titre. Samraoui règle ses comptes avec les responsables militaires en racontant sa version de la guerre. Sa thèse ? Un poil identique à celle d’un autre ex-militaire, Habib Souaïdia, auteur du désormais classique La sale guerre. Pour Mohamed Samraoui, les groupes islamistes ont été instrumentalisés par les services secrets algériens bien avant et longtemps après l’interruption du processus électoral de janvier 1992 de manière à terroriser le peuple et présenter l’armée comme le seul recours pour sauver le pays. Fortement relayé par la presse occidentale ainsi que par la chaîne qatarie El Jazeera, l’ouvrage fera mal. D’autant plus mal que Samraoui n’est pas un bidasse lambda, un second couteau, un sous-fifre. Précédé d’une réputation d’intellectuel, il possède cette légitimité à laquelle un Habib Souaïdia ne peut prétendre : Mohamed Samraoui fut un officier du DRS, ce qui, aux yeux de beaucoup de personnes, confère à ses révélations un sens, du poids et de la crédibilité. Délire d’un officier désavoué par sa hiérarchie, affabulations d’un dissident de l’armée en mal de reconnaissance et d’argent ou vérité sur une guerre qui n’a pas encore livré tous ses secrets, le livre de Samraoui fait date. C’est de ce déballage jugé nauséabond dont il est aujourd’hui redevable aux yeux de la justice algérienne. Certes, Alger et Madrid sont liés par un accord d’extradition, mais le cas Samraoui est ardu. Pour l’heure, son statut de réfugié politique le met à l’abri d’un prochain retour vers l’Algérie. En attendant, cette affaire soulève des interrogations. Pourquoi la justice algérienne a-t-elle attendu octobre 2007 pour émettre un mandat d’arrêt contre un ex-officier dont la désertion date de février 1996 et dont les premières déclarations remontent à l’année 2003 ? Pourquoi a-t-on attendu qu’il séjourne précisément en Espagne pour saisir Interpol en vue de son extradition ? Certes, il n’est jamais trop tard pour la justice de demander des comptes, mais tout de même… Difficile de croire que l’incarcération de Mohamed Samraoui dans une prison espagnole relèverait de la pure coïncidence.
Samy Ousi-Ali