Algeria-Watch, 11 janvier 2008
11 janvier 1992-11 janvier 2008: seize ans ont passé depuis le putsch. Les premières élections législatives pluralistes qui s’acheminaient vers la victoire du Front islamique du salut (FIS) ont été brutalement annulées. Prétendant agir au nom de la démocratie, un quarteron de généraux a anéanti les bases encore fragiles d’une démocratie en pleine construction et a érigé un système de l’arbitraire et du non-droit, toujours en vigueur aujourd’hui.
Imposture, impunité et injustice
Depuis sa création en 1997, c’est cette réalité qu’Algeria-Watch s’est employée à faire connaître, en soutenant celles et ceux qui se battent en Algérie pour le respect des droits humains et pour dénoncer l’imposture d’un régime qui prétend défendre la démocratie. Car, dès janvier 1992, soucieux de maintenir une façade civile du pouvoir, il n’en a pas moins contrôlé tous les rouages en commençant par annuler la Constitution, dissoudre le Parlement et démettre le président de la République. Il fallait de surcroît en finir avec une opposition encore balbutiante mais qui menaçait le régime dans ses fondements, en remettant en question les traditionnelles hiérarchies issues du FLN et de l’armée et en particulier du DRS (Département du renseignement et de la sécurité), la police politique. Les institutions civiles instaurées à partir de 1995, une fois la rébellion armée maîtrisée au prix de véritables crimes contre l’humanité perpétrés par les forces de «sécurité», ont évolué ensuite sous l’œil vigilant des généraux «janviéristes».
Nombre d’entre eux ne sont plus aux commandes aujourd’hui, écartés par l’âge ou les luttes de clans, mais derrière la façade civile gouvernée depuis 1999 par le président Abdelaziz Bouteflika, le système reste en place. Et l’un des «janviéristes», le général-major «Mohammed Médiène» dit Tewfik, chef du DRS depuis septembre 1990 jusqu’à ce jour, est plus que jamais le vrai maître du pays, même si d’autres clans militaires et civils ont commencé à contester son omnipotence.
Dès le début de la «sale guerre», non satisfaits de la promulgation de lois liberticides et de l’adoption de mesures illégales sous couvert d’état d’urgence et de «lutte contre le terrorisme», ces généraux avaient émis un «signal fort» à destination de tous ceux qui seraient tentés de contester leur pouvoir et leur mainmise sur les richesses du pays par leurs circuits de corruption: le 29 juin 1992, Mohammed Boudiaf, pourtant porté à la présidence par ceux-là mêmes qui avaient concocté le coup d’État, était assassiné, dans une mise en scène dont la justice aux ordres s’est bien gardée d’investiguer tous les dessous. Un message très clair: nous sommes prêts à tuer jusqu’au président de la République et donc, à plus fortes raisons, tous les autres qui se mettent en travers de notre chemin !
Et c’est ce que l’Algérie vit depuis. Au début des années 1990, le commandement militaire n’a pas seulement mené une lutte présentée comme dirigée contre le terrorisme en poursuivant les cadres et sympathisants du FIS, qui par dizaines de milliers ont subi les affres de camps de concentration, la torture, les exécutions sommaires et les disparitions forcées. La guerre subversive a également impliqué tous les pans de la société, à la fois en engageant graduellement les civils dans des milices et en mettant au pas tous ceux qui étaient susceptibles de dénoncer les abus des forces de répression. Et la corruption généralisée a servi pour le reste.
Dans le même temps, des milliers de personnes ont succombé sous les balles ou la lame d’assassins prétendant agir «au nom de l’islam»: journalistes en premier lieu, mais aussi médecins, enseignants, syndicalistes, juristes, cadres politiques, étrangers, etc., hommes et femmes. Mais alors que de nombreux témoignages on fait état de la manipulation de certains groupes islamistes armés par le DRS, aucune enquête judiciaire digne de ce nom n’a jamais permis d’établir la vérité sur l’identité des assassins et de leurs commanditaires, chefs islamistes ou militaires. Depuis le meurtre inaugural de Mohamed Boudiaf, l’opinion publique a été dressée à accepter la version officielle ou à se taire: ce sont les islamistes qui tuent. La fameuse question «qui tue ?» serait perverse et dédouanerait ceux qui revendiquent les crimes, sans qu’il soit besoin de s’interroger sur l’authenticité de leurs déclarations. Comme si leur seule existence médiatique et invérifiée justifiait de s’affranchir de toute exigence d’enquête et de justice impartiale.
Nul besoin, donc, de faire la vérité sur les assassinats de Tahar Djaout, Mahfoud Boucebci, Kasdi Merbah, Cheikh Bouslimani, Saïd Mekbel, Katia Bengana, les moines de Tibhirine, Abdelkader Hachani, Lounès Matoub et de tant d’autres. Quelle que soit la notoriété des victimes, la justice algérienne, à chaque fois, soit a clôt les dossiers en affirmant contre toute évidence qu’ils avaient été pleinement élucidés, soit a laissé s’enliser les simulacres de procédures. Les cas se comptent par milliers, attestant d’une justice simple chambre d’enregistrement des diktats des «pouvoirs de l’ombre». Pour ne prendre que deux exemples: Fouad Boulemia a été désigné comme coupable du meurtre (en 1999) d’Abdelkader Hachani, numéro trois du FIS, dans une parodie de procès ; et dans l’affaire de l’assassinat (en 1998) du chanteur Lounès Matoub, les deux suspects Malik Medjnoun et Mahieddine Chenoui croupissent depuis près de neuf ans en prison sans avoir été jugés.
Et qu’en est-il des atroces massacres de masse des années 1996-1998 revendiqués par les «groupes islamiques armés», qui marqueront pour des générations la mémoire des Algériens ? Les habitants des localités martyres, les «victimes du terrorisme», sont-ils condamnés à en porter la responsabilité, puisque ces horribles crimes auraient été commandités et commis par leurs propres enfants, frères, sœurs et époux ? Sauront-ils un jour pourquoi ces tueries ont pu se perpétrer sous l’œil indifférent des forces de «sécurité» stationnées à proximité, qui n’avaient qu’un geste à faire pour y mettre fin ? Aucune enquête judiciaire sérieuse, là encore, n’a permis d’établir la chaîne des responsables, exécutants et commanditaires, islamistes et militaires, et a fortiori de faire justice.
Et les familles des milliers de «disparus» des années 1994-1998, dont le pouvoir lui-même a reconnu qu’ils avaient été victimes des forces de «sécurité», doivent-elles taire leur douleur sous prétexte qu’elles auraient enfanté des «terroristes» ? Et les rescapés des dernières opérations suicides de 2007 doivent-ils se satisfaire de la fatalité qui, selon le ministre de l’Intérieur, continuera forcément de frapper ? Qui sont ces kamikazes que l’on identifie dans les minutes qui suivent les explosions ? Et qu’en est-il des commanditaires «terroristes» du GSPC, désormais ralliés à Al-Qaida, qui seraient selon la version officielle «acculés» et affaiblis, mais néanmoins capable d’organiser des attentats dans les endroits les plus surveillés de la capitale * ?
Une « justice transitionnelle » encore impossible
Après avoir totalement assujetti une institution judiciaire ne fonctionnant plus que sur injonction, le commandement militaire a multiplié les manœuvres pour empêcher que la vérité soit établie dans les crimes commis durant les «années de sang» et depuis, que la justice soit prononcée à l’encontre des véritables responsables.
Les lois «d’amnistie» promulguées en 1995, 1999 et 2006 ne sont nullement destinées à promouvoir la réconciliation dans le pays, comme le prétend la propagande du pouvoir. Elles décrètent l’impunité et imposent l’amnésie. Elles instaurent une loi du plus fort, celle d’un régime qui reste sous contrôle militaire. Les droits des gens ont été à tel point bafoués que toute vie sociale ne semble pouvoir être gérée que par la corruption, la compromission et le clientélisme.
Et tant que le pouvoir réel qui régit l’Algérie ne sera pas radicalement transformé dans ses fondements, il pourra changer de «décideurs», mais il conservera son caractère foncièrement antidémocratique: il restera un régime de non-droit et d’injustice.
Depuis le putsch de janvier 1992, l’injustice institutionnalisée et la corruption ont constitué les seuls fondements de la pérennité du pouvoir des «décideurs» algériens: plus les gens sont terrorisés et craignent de perdre leur vie, moins ils protestent contre les mesures antisociales. Plus les gens doivent se battre pour survivre, moins ils se révoltent contre ceux-là mêmes qui les écrasent. Plus les gens perdent confiance dans les institutions sensées régir la vie en société, plus ils se laisseront corrompre dans l’illusion de se faire justice.
Sans retour à la justice, la hogra (le mépris) persistera, parce que l’impunité touche tous les domaines de la vie sociale et politique. Dans les conditions actuelles, toute perspective d’une «justice transitionnelle» ne peut hélas n’être qu’une illusion en Algérie, car ce concept (forgé à partir des cas de l’Afrique du Sud et des démocraties ayant succédé aux dictatures latino-américaines des années 1970) ne peut avoir de sens que dans les pays où les criminels d’État ne sont plus au pouvoir.
Seize ans après, ce n’est toujours pas le cas en Algérie. Et c’est pourquoi les négociations, les concordes, les réconciliations, les conciliations et autres manœuvres ne peuvent servir aujourd’hui qu’à maintenir en place un pouvoir sans aucune légitimité, bâti sur un coup de force et se prolongeant grâce à un coup d’État permanent.
Pour Algeria-Watch, comme pour nombre de citoyennes et citoyens algériens, ce seizième et sinistre anniversaire du putsch des généraux janviéristes ne peut être une «célébration». Mais un simple constat lucide de la réalité: cela ne peut plus durer. Partout en Algérie, se multiplient les foyers de révolte: émeutes répétées pour l’amélioration des conditions de vie quotidienne (manque d’eau, de pain, d’énergie, de transports…), sit-in pour l’intégration des chômeurs dans la vie active, grèves des syndicats autonomes (et réprimés) pour des salaires décents, rassemblements des familles de disparus pour exiger la vérité et la justice.
Ces luttes doivent être soutenues par tous ceux qui n’acceptent pas qu’un peuple soit plongé dans la misère au seul bénéfice d’un pouvoir mafieux qui accapare les richesses du pays en s’abritant derrière le facile paravent de la «guerre globale contre le terrorisme» promue par les puissances occidentales.
* Voir François Gèze et Salima Mellah , « “Al-Qaida au Maghreb”, ou la très étrange histoire du GSPC algérien », Algeria-Watch, 22 septembre 2007 ; François Gèze et Salima Mellah , « “Al-Qaida au Maghreb” et les attentats du 11 avril 2007 à Alger. Luttes de clans sur fond de conflits géopolitiques » , Algeria-Watch, 21 avril 2007 ; Lahouari Addi , François Gèze , Salima Mellah , « Les attentats d’Alger : une population prise en otage par les luttes de clans » , Algeria-Watch, 16 décembre 2007.