« Bakchich » a mis la main sur le dossier d’instruction des attentats commis en 1995 en France par les GIA (groupes islamiques armés) ainsi que sur les compte-rendus des auditions des acteurs de la nébuleuse terroriste algérienne de l’époque. On en apprend de drôles…
En octobre dernier, la condamnation à perpétuité à Paris de l’Algérien Rachid Ramda, principal financier des réseaux du GIA qui oeuvrait depuis Londres, clôturait le lourd dossier des attentats commis en France en 1995. Ainsi, excepté des zones d’ombre barbouzardes et diplomatiques cadenassées dans le secret des archives de la “Françalgérie”, tout aurait été dit et jugé.
Affaire classée ? Plutôt piégée. Au fil des centaines de pages qui constituent le dossier d’instruction des attentats de 1995 et les compte-rendus des auditions menées pour l’enquête, que Bakchich s’est procuré, on en apprend encore. Et la “ghanima” (le butin, comme disent les groupes armés islamistes), au bout de sa lecture intégrale, est juteuse : quelques petites bombes à retardement bien tapies y dormaient. Bakchich les révèle.
• Bombe retournée. Contrairement à la version connue, en 1994 le territoire français ne représentait pas une cible à frapper, au moment de la constitution du réseau des GIA en Europe. Au tout début, la Belgique était la base arrière centrale de ce réseau européen. Puis, « la structure française du GIA a été recrutée et structurée à partir de l’été 1994 depuis Bruxelles sous sa direction et y avait implanté une structure opérationnelle » de soutien aux combattants des GIA en Algérie. Elle servait à « l’approvisionnement des maquis en armes et matériel, ainsi qu’à l’acheminement et l’hébergement de militants de passage ».
Celui-ci a été envoyé par le prédécesseur de Djamel Zitouni, El Chérif Gousmi, qui l’a “nommé” « premier commandant du GIA en Europe, en septembre 1994 ». Il était de surcroît « un disciple de Mohammed Saïd », le dirigeant de la tendance dite “djazariste” du GIA qui voulait délimiter l’action du groupe au seul territoire algérien et qui a été assassiné en novembre 1995, près de Medea, très certainement sur ordre de Zitouni. La faute aux rivalités internes qui animaient les différents groupes du GIA…
Le démantèlement de la structure belge par les autorités du pays, le 1er mars 1995, a paradoxalement rendu possible la mise en œuvre de la ligne de Zitouni, au profit du renforcement par défaut du réseau français. Selon les propos tenus par Ali Touchent et relaté par un de ses contacts français, « il fallait remettre en œuvre ce qui avait fonctionné en Belgique ». La Hollande, où Touchent s’était replié quelques jours avant de rejoindre clandestinement la France fin avril 1995, devait en revanche rester une base arrière où « aucune activité ne s’exercerait » pour qu’elle puisse justement le rester…
• Bombe de secours. Le réseau de Lyon, mené par l’islamiste Khaled Kelkal (impliqué dans les attentats et abattu par la police en septembre 1995) n’était pas le premier choix d’Ali Touchent. Il était en fait une solution de remplacement après le désistement d’une équipe de Chasse-sur-Rhône, constituée des convertis David Vallat et Joseph Jaime. Motivés par la promesse de rejoindre les maquis algériens, ces derniers étaient en revanche hostiles à des attentats sur le sol français.
Ils avaient même rompu les contacts avec Ali Touchent à l’été 1995 en apprenant la nature des nouveaux objectifs et après l’arrivée fin juin, via la Syrie, en Turquie, de Boualem Ben Saïd, que Touchent leur avait présenté comme « un émir représentant Zitouni », à qui ils devaient apporter des faux papiers pour passer en France. Pour Jospeh Jaime, Touchent n’était du reste « pas un islamiste », mais plutôt « un type de la sécurité militaire algérienne » peut-on lire dans le compte-rendu de son audition…
• Bombe vérolée. On apprend également qu’aussi pure et radicale qu’elle devait être pour mériter de s’y engager, la “cause” n’échappait pas aux tentations pécheresses de certains membres du réseau français des GIA, qui se sont allègrement servis dans les caisses destinées à soutenir les maquisards…
• Bombe dévoyée. Pis encore : le premier relais envisagé pour la région lyonnaise, – qui, selon son prédécesseur Safé Bourada, a bavé devant le juge en charge de l’enquête- , s’est fait proprement virer pour avoir honteusement « trompé les donateurs en leur occultant le fait que le produit [de la collecte des sous] était destiné au GIA ». En effet, ses mandataires en Algérie s’étaient fendus à son attention d’une « lettre officielle d’accréditation pour faire la collecte de fonds » pour le groupe armé …
Le dévoyé, décidément sans foi ni morale, avait également abusé « plusieurs jeunes de la région lyonnaise » en les envoyant en Afghanistan « dans des conditions précaires », en profitant « de contacts noués [dans ce pays] avec la structure européenne du GIA » … Un comble ! Arrivés au Pakistan, « ce beau pays » où « ils pourraient faire beaucoup de sport », selon les dires du dévoyé avant leur départ, ces “touristes” se voyaient proposés, à défaut d’activités sportives, « une formation militaire » dans le très fun « camp de Khalden » ! Et, de retour en France, surprise : leur compte en banque avait été vidé par le même individu, à qui, fraternité dans l’islam devait obliger, ils avaient en toute sérénité confié leur carte bleue pour régler le loyer et les impôts, et pointer à leur place aux Assedic…
• Bombe à clou. Le clou, si l’on peut dire, en matière d’enfumage est l’histoire de ce “demandeur d’asile” en France, porteur d’un passeport falsifié obtenu grâce au réseau d’appui aux clandestins du GIA, qui avait justifié son arrivée dans l’Hexagone pour cause de menaces dont il faisait l’objet en Algérie par les « intégristes », du fait de son métier : celui de Ninja, le corps d’élite des services secrets algériens…
Chronologie de l’année 1995
25 juillet : une bombe artisanale explose dans une rame du RER B à la station Saint-Michel à Paris. Elle fait 8 morts et environ 150 blessés.
17 août : une bombe placée dans une poubelle de l’avenue Friedland à Paris fait 17 blessés.
26 août : en bordure de la voie ferrée du TGV Paris-Lyon, une bombe artisanale qui n’a pas explosé au passage du train, est retrouvée. Les empreintes de Khaled Kelkal figurent sur l’engin.
3 septembre : 4 personnes sont blessées par une explosion sur le marché du boulevard Richard Lenoir, à Paris.
4 septembre : un engin explosif qui n’a pas fonctionné est retrouvé dans une sanisette, place Charles-Vallin à Paris (XVe arrondissement).
7 septembre : une voiture piégée explose à proximité d’un collège juif à Villeurbanne et fait un blessé.
28 septembre : Khaled Kelkal est abattu par les gendarmes près du lieu-dit de « Maison Blanche » (Rhône).
6 octobre : à proximité de la station de métro parisienne « Maison Blanche », une bombe explose dans une poubelle, faisant 16 blessés.
17 octobre : une bombe placée dans une rame du RER C explose à la station « Musée d’Orsay » et fait 27 blessés.
Le réseau français devait originellement se contenter, d’une part, de recruter des militants qui « acceptaient de s’engager totalement à la cause » contre le régime algérien et, d’autre part, de « constituer une réserve de personnes », hors recrues, « à qui des services pourraient être demandés ». Autrement dit, de ne représenter qu’une base arrière et/ou de repli à un combat qui se menait en Algérie… et pas en France.
Ce n’est que plus tard que la stratégie prônée par l’émir du GIA du moment, Djamel Zitouni, d’étendre le conflit sur le terrain français s’est progressivement élaborée. Comment ? Par l’intermédiaire du mystérieux Ali Touchent (cf. encadré) que la justice française considère comme le coordinateur des GIA en Europe et le cerveau des attentats de 1995.
Le mystère Ali Touchent
Figure centrale des quelques 70 “personnages” liés de près ou de loin aux attentats de 1995, figure omniprésente de l’enquête policière et des procès qui suivront à partir de 2002, Ali Touchent est considéré par la justice française comme le coordinateur des réseaux du GIA en Europe et l’organisateur des attentats en France.
Hélas, il restera définitivement le grand absent d’une affaire considérée comme classée depuis la condamnation à perpétuité de Rachid Ramda en octobre 2007. L’Algérien Ali Touchent alias Tarek, alias Samir Bouchiba, alias Cheikh Abdelnasser aura toujours miraculeusement échappé aux nombreux coups de filet opérés en France et en Europe, lancés pour démanteler les réseaux. Evaporé, disparu de la circulation !
Bien que traqué par Interpol, le fantôme est réapparu, mort, « abattu par les forces de l’ordre algériennes à Alger le 23 mai 1997 », comme le rapporte un document du dossier d’instruction des attentats de 1995. Il a été « identifié plus tard, le 18 février 1998 par une comparaison d’empreinte digitale » qui aura donc pris neuf mois, délai qu’à dû attendre la France pour être informée du décès d’Ali Touchent. De cet activiste membre du GIA, plus de douze ans après les attentats, il ne reste même pas une tombe pour sa famille, qui cherche encore son cadavre…
Le mystère de la disparition d’Ali Touchent a contribué à alimenter la thèse soutenue par les partisans du “qui-tue-qui”. Ceux-ci pensent que les services de sécurité algériens seraient les vrais instigateurs des attentats et auraient manipulé le GIA et ses émirs successifs à la vie courte, dont l’émir Djamel Zitouni, pour éradiquer l’opposition islamiste et impliquer la France dans la lutte anti-terroriste en Algérie.
R. de S.
Illustration: Algérie-politique