18 mars, 2008
Nadia Matoub: «Je suis résolue à me battre pour la vérité»
Vous venez de déposer plainte 10 ans après l’attentat qui vous a ciblé et qui a coûté la vie à votre époux Lounès Matoub. De quoi s’agit-il ?
Nous venons de procéder à un dépôt de plainte, avec mon avocat-conseil Maître Hanoune, pour tentative d’assassinat sur ma personne et sur celles de mes soeurs Warda et Farida, avec constitution de partie-civile devant le doyen des juges d’instruction près le tribunal de Tizi-Ouzou. Il s’agit de revenir sur les événements tragiques qui ont coûté la vie à mon époux Lwennas Matoub à la date du 25 juin 1998.
Début février, je me suis rendu avec mon avocat- conseil au parquet général de Tizi-Ouzou pour me renseigner sur l’état d’avancement du dossier de l’affaire Matoub, dix ans après. Nous avons été reçus par deux représentants du parquet général qui nous ont déclaré la clôture du dossier. A ma question sur la fixation d’une éventuelle date pour la tenue d’un procès, réponse a été donnée qu’aucune date n’avait été prévue dans cette affaire. Il a été invoqué des raisons intervenant « autour» de ce dossier que les représentants du parquet général estiment «sensible et délicat». Ils attendent sans doute une décision politique.
Je déplore donc les lenteurs de la justice, sans parler des failles de l’instruction et du défaut de publication des éléments d’information. Le 19 février, notre demande a fait l’objet d’une décision de rejet au motif qu’on ne peut pas se porter partie civile deux fois, car nous l’étions déjà dans le dossier de l’affaire Lwennas Matoub. Or, il s’agit de deux approches juridiques différentes.
En effet, l’instruction initiale engagée en 1998 n’a pas porté sur la tentative d’assassinat sur ma personne et celle de mes soeurs Warda et Farida. Suite à cette décision, Maître Hanoune a fait appel devant la chambre d’accusation près la cour de Tizi- Ouzou en vue d’exposer nos moyens de droit motivant notre constitution en tant que partie civile. Le dossier d’appel a été transmis au parquet général. Nous attendons qu’une date soit fixée pour que la chambre d’accusation statue sur notre appel.
Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
J’ai été laissée pour morte. J’ai subi des séquelles graves, physiques et psychologiques. Durant des années, et jusqu’à nos jours, ce lâche attentat remue, de jour comme de nuit, mon corps et mon esprit.
Mes soeurs Warda et Farida, qui avaient subi le même déluge de feu, vivent toujours avec ce même traumatisme. Un traumatisme que le temps n’arrive pas à atténuer, la douleur étant toujours vivace, pour elles comme pour moi.
Le 25 juin 1998, j’ai perdu mon mari. C’est une épreuve que le temps ne pourra peut- être jamais atténuer. Malgré cela, tout de suite après cette tragédie, j’ai dû faire face à d’épouvantables rumeurs visant à me discréditer et à me déstabiliser, pour des desseins que l’épreuve du temps a fini par identifier. Cela ne m’a pas empêchée de faire mon devoir dès le début avec toute la force dont je disposais.
Aujourd’hui, presque dix ans après, je tente d’avoir une approche pragmatique, avec toute la lucidité politique et humaine qu’exige cette situation. Je suis bien résolue à continuer à me battre pour la vérité. Depuis des années que je recherche un moyen de relancer sérieusement l’affaire Lounès, et sur le conseil avisé de Maître Hanoune, on a porté plainte pour tentative d’assassinat sur mes soeurs et sur ma personne. C’est une voie parmi tant d’autres. Toutes les autres seront explorées, le moment venu. Une chose est certaine : il ne faudra pas compter sur moi pour cautionner la politique de l’amnésie et de l’impunité. Lwennas a été assassiné car il portait et défendait des valeurs de démocratie, de modernité. Comme il le disait souvent, sa vie était faite combat ! Ses valeurs sont toujours miennes.
Au- delà de mon profond attachement à l’homme généreux qu’il était, je continue à vivre dans le sillage de ce que le militant a laissé en moi : ne pas baisser les bras pour ses engagements de vie, être toujours du côté de la vérité. Comme il l’a toujours fait au détriment de sa vie. La Kabylie et tous les militants de la démocratie ne doivent pas perdre cela de vue.
Quelle appréciation portez-vous sur le traitement judiciaire de ce qui est devenu « l’affaire Matoub » ?
Je ne sais pas vraiment si on peut parler d’un traitement judiciaire au juste dans cette affaire qui me tient à coeur, du moins pas depuis plusieurs années. Je déplore les lenteurs de la justice à manifester la vérité sur l’assassinat de Lwennas.Une justice inféodée au pouvoir politique. Une justice qui consacre l’impunité, telle que déclarée par le président Bouteflika. Tant que le procès n’a pas eu lieu, je continuerai à dénoncer cet état de fait. Car le devoir de mémoire passe toujours par le devoir de justice. Donc, encore et toujours, devoir de mémoire, devoir de justice et devoir de vérité sont les maximes qui guident ma vie.
Comment vous avez vécu les calomnies dont vous avez été victime ?
J’ai très mal vécu toutes ces rumeurs infâmes à mon propos à un moment où je devais faire un travail considérable sur moi-même pour surmonter cette tragédie et faire mon deuil. Cette campagne orchestrée par des cercles identifiés, faite de rumeurs, à un moment où je sortais à peine de l’hôpital est d’une lâcheté extrême.
Ils ont choisi le moment où j’étais totalement désarmée pour m’attaquer de toutes parts et de la manière la plus vile. Ceci n’était pas une nouveauté en soi, puisque Lwennas avait lui-même beaucoup souffert de la rumeur. Il disait dans son livre «Le Rebelle» : «la rumeur est abjecte ; elle tue.» La rumeur, un cheval de bataille utilisé pour déstabiliser les personnes honnêtes et sensibles pour qu’elles perdent pied.
Malheureusement pour les uns et les autres, ces épreuves n’ont fait que renforcer ma détermination à aller de l’avant en exigeant toute la vérité sur l’assassinat de Lwennas et en faisant en sorte que son combat continue à germer.
D’aucuns pensent que les émeutes qui ont suivi l’assassinat de Matoub ont été une répétition générale de la révolte de 2001. Partagezvous ce point de vue?
Absolument. Je dirais même que la violence de la révolte de 2001 est l’une des conséquences de l’assassinat de Lwennas et de l’impunité dont ont bénéficié les criminels. La Kabylie a souvent été agressée politiquement et militairement. Le déni d’identité, consacré par l’arabo – islamisme du pouvoir, et l’utilisation de la répression pour étouffer ses légitimes revendications politico-identitaires ne pouvaient laisser les jeunes Kabyles insensibles.
La consécration de l’impunité dans la gestion du dossier de l’assassinat de Lwennas, compilée à l’assassinat des 123 jeunes Kabyles ne pouvaient laisser insensibles toutes celles et tous ceux qui rêvent d’un autre présent et d’un autre avenir.
De son vivant Lwennas a été une icône vivante, un chanteur adulé et un militant clairvoyant, au regard lucide. Les jeunes l’aimaient pour ce qu’il était, pour le fait qu’il soit entier, sensible, écorché, vrai. Sa perte est vécue comme une douleur humaine, mais surtout comme la perte d’un repère. C’est cette violence qui ne fut pas admise. C’est cela qui fut rejeté lors des manifestations ayant suivi son assassinat. C’est cette violence qui fut annonciatrice de celles qu’allait subir la Kabylie en 2001, avec des formes de lutte différentes; avec des résultats politiques différents, mais avec de lourdes conséquences sur l’avenir de la Kabylie.
Comment vous envisagez l’avenir, surtout que reprendre le flambeau n’est pas du tout facile ?
Je tente de tirer les leçons du passé, notamment tout ce qui entoure la mort de cet être exceptionnel qu’est Lwennas Matoub. Ce n’est pas seulement au passé que j’en parle, car il est toujours l’emblème vivant des luttes contre toutes les formes d’oppression. Son message est universel et se fait reconnaître comme tel dans beaucoup d’autres pays. Il vaut aussi bien pour les Kabyles que pour tous les autres hommes. Tous ceux qui s’insurgent contre l’ordre établi pour affirmer des valeurs différentes et meilleures sont dans la continuité du combat de Lwennas Matoub. Il nous a transmis à tous le flambeau qu’il a reçu. La grande question c’est de savoir si nous autres sommes à la hauteur de son combat et de son sacrifice.
A mon modeste niveau, le devoir de justice, de mémoire et de vérité fait partie intégrante de ma vie. Une vie qui puise beaucoup de son sens de ce qui faisait la kabylité de Lwennas : vérité, intégrité, générosité, respect, tolérance, persévérance… Tout un projet de vie ! Propos recueillis par Merhab Mahiout, Le Courrier d’Algérie