Chroniqueur d’El-Watan et correspondant de Courrier international, Chawki Amari rentre dans son pays pour purger une peine de prison. Il explique les raisons de son choix.
Le tribunal de Jijel a confirmé en appel, le 4 mars, votre condamnation et celle d’Omar Belhouchet, le directeur d’El-Watan, à deux mois de prison ferme et à une amende de 10 000 euros pour diffamation et injures. Pourquoi un verdict aussi lourd ?
CHAWKI AMARI La sévérité fait partie de l’arsenal juridique algérien. En ce moment même, des fonctionnaires sont poursuivis en justice pour avoir fait grève et sont menacés de licenciement. D’autres journalistes sont sous la menace de condamnations, et des personnes arbitrairement incarcérées. Le régime algérien reste foncièrement antidémocratique, convaincu que toutes les forces de revendication sont ses ennemies. C’est un père autoritaire, abusif, qui frappe ses enfants et les enferme dans le placard pendant que tout se monde se moque de lui dehors et que sa femme le trompe. Si je peux me permettre cette image qui entre dans le cadre de la diffamation.
D’autres journaux ont également évoqué des affaires de corruption dans la préfecture de Jijel (à 350 km à l’est d’Alger) ? Comment expliquez-vous que seuls les journalistes d’El-Watan aient été condamnés à de la prison ferme ?
Beaucoup de journaux ont écrit sur la préfecture et ses dépassements. Il faut savoir que l’Algérie, à l’instar d’autres pays riches et autoritaires, est bien classée dans l’échelle mondiale de la corruption. Celle-ci est infiltrée dans les rouages de l’Etat, où des réseaux très puissants et solidaires pompent l’argent public comme dans le désert on pompe du pétrole. Plusieurs procès sont en cours, dans cette préfecture et ailleurs. Il faut attendre. Pour l’instant, à part nous, un autre journaliste a été condamné à 4 millions de dinars d’amende (40 000 euros), et il y a encore d’autres procès avec la wilaya de Jijel qui n’ont pas encore été sanctionnés. Mais il faut savoir que, par le passé, d’autres préfets ont été accusés par les journaux, ces derniers se sont retrouvés en justice et, en bout de course, les préfets eux-mêmes sont allés en prison ou ont été démis. Le délit est donc d’en parler trop tôt, avant que le pouvoir central ne se décide à lâcher ces préfets, qui sont, comme en France, nommés par le président et ne sont pas élus, à l’image de ce qui se fait dans d’autres pays.
Est-ce un message envoyé à la presse pour la museler dans un contexte politique difficile (le projet de réforme constitutionnelle pour permettre à Bouteflika d’effectuer un nouveau mandat) ?
C’est possible. Avec cette affaire, on peut éventuellement faire voter l’amendement de la Constitution lors de la session parlementaire de mars, au lieu de passer par la case référendum. Mais je n’y crois pas trop, surtout que rien n’est joué pour l’adoption de la réforme constitutionnelle ; le régime hésite à se moquer aussi ouvertement de la population. El-Watan pose souvent des questions qui fâchent et apporte des réponses qui énervent. Pour le régime, qui aime faire croire que tout fonctionne dans le meilleur des mondes, ce journal est gênant, tout comme d’autres titres privés qui entravent « la marche vers la stabilité ».
Faire payer El-Watan, un syndicat libre ou un militant des droits de l’homme relève du même esprit. « Tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous et ceux qui sont avec nous ont intérêt à bien l’être, de façon visible. » En revanche, cette affaire survient au moment où le ministre de
la Communication rencontre les journalistes et les patrons de journaux privés pour leur annoncer un nouveau contrat de confiance mutuelle et la promesse de dépénaliser les délits de presse, en éliminant les sanctions pénitentiaires pour les journalistes. Pour lui, cette affaire tombe très mal. Mais, en Algérie, on a l’habitude d’entendre les gouvernants dire une chose et faire son contraire. Un pas de côté, deux pas en arrière, un pas en avant. C’est connu, les Algérien(ne)s sont de très bon(ne)s danseur(se)s.
El-Watan évoque « un hiver des libertés démocratiques ». Peut-on parler d’un recul de la liberté de la presse en Algérie ? Pour reculer, il faut d’abord avancer. Depuis 1988, date de l’ouverture du secteur de l’information aux acteurs privés, il y a eu de timides avancées. Puis un gel par cryogénisation délibérée, qui dure depuis l’apparition du terrorisme, en 1992. C‘est un cas assez classique : sous couvert de sécurité, on sacrifie les libertés. Etat d’urgence, monopole de l’Etat sur les médias, surveillance, contrôle et infiltration des journaux par les services de sécurité, écoutes, etc. Toute la panoplie d’un régime autoritaire qui, pour tout contrôler, n’a trouvé que la solution des barrières et des miradors. L’autre problème est qu’il n’y a pas de réel contre-pouvoir constitué pour défendre la liberté d’expression. La justice est aux ordres dans les affaires politiques et l’Assemblée regroupe un gros pourcentage d’apparatchiks qui adorent les voitures de luxe et les bonus de fin de mois.
Il n’y a finalement que quelques partis politiques, des syndicats libres et des forums ou groupes de citoyens qui se sont intéressés à notre affaire. Le progrès viendra peut-être d’eux. Est-on dans un hiver des libertés ? Oui, un hiver qui dure et qui n’est pas seulement la création du président Bouteflika. Sauf qu’au pays du soleil ça fait encore plus froid dans le dos.
La presse algérienne a souvent été présentée comme la plus libre du monde arabe. Est-ce toujours une réalité ?
On ne fait pas trop de vagues et, en face, on ne frappe pas trop fort. C’est comme une mer un peu plate avec des surfeurs qui font semblant de pratiquer un sport à risque dans une eau peu profonde. D’un côté, on a l’alibi démocratique d’une presse relativement libre et, de l’autre, un semblant de stabilité politique. Avec une répartition d’argent plus ou moins honnête et équitable, la machine tourne. Mais elle n’avance pas. Les presses libanaise et marocaine sont peut-être plus libres aujourd’hui. De toute façon, contrairement à ce que l’on pense, la liberté d’expression, en Algérie ou ailleurs, ne suit pas un développement linéaire, mais alterne entre cycles de fermeture et d’ouverture. Actuellement, nous sommes dans un cycle de fermeture. Alors, soit on se repose, soit on va chez le serrurier. Soit on casse la porte.
Vous pourriez rester en France pour échapper aux poursuites judiciaires ? Pourquoi prenez-vous le risque de retourner en Algérie ?
Je crois que, pour l’instant, ma place est en Algérie, aux côtés de tous ceux qui se battent pour un avenir meilleur. L’Algérie a pratiquement tout ce dont peut rêver un pays, des cadres instruits, des hommes et des femmes formés, une classe moyenne relativement progressiste, du pétrole, de l’argent et de la terre. Manquent les libertés. Un truc concret qu’on pourrait laisser à nos enfants, si toutefois on l’arrache à nos parents. En gros, je crois qu’il n’y a pas vraiment d’abus de pouvoir, il n’y a souvent que des abus d’obéissance.
Cela étant dit, personnellement, je vivrais bien en short dans des îles du Pacifique, entouré de jolies créatures et lisant un journal par an pour faire les mots croisés. En attendant ce devenir, je préfère rester à Alger. Un enfer sympathique, géré par de méchants gardiens de prison, mais où les détenus sont encore capables de tendresse. Il faut juste « licencier » les gouvernants. Cette dernière phrase entre évidemment dans le pur cadre de la diffamation. Ou de l’apologie de la violence ?