23 mai, 2008
Lettre à Habiba K.
Par Sid Ahmed Semiane, La Tribune
Chère Habiba. Je ne vous connais pas. Mais en lisant aujourd’hui la presse, je me sens tellement proche de vous que la seule manifestation de solidarité possible qu’il m’ait été offert d’exprimer dans l’urgence est cette lettre que je vous écris. Vous ne me connaissez pas, vous non plus. Mais peu importe. On subit la même folie des hommes. Je pense que vous portez bien vos initiales. Habiba K.
K. C’est comme l’initiale du personnage de Kafka dans le Procès, son plus grand roman. J’ignore si vous avez déjà lu Kafka. Mais vu votre histoire, vous en êtes largement dispensée. Le «je» de Kafka et un autre, et l’autre, c’est vous.
Vous vous demandez pourquoi vous êtes devant un juge ? Et pourquoi le juge veut vous condamner ? Pourquoi les gendarmes vous ont-ils arrêtée ? Pourquoi risquez-vous trois ans de prison ferme ? Le savent-ils eux-mêmes, Habiba ?
Vous vous demandez pour quelle raison êtes-vous obligée, comme un criminel de la pire engeance, de justifier votre foi ?
Vous ignorez pourquoi ce juge mesquin essaye de vous humilier en vous sommant de revenir à l’islam avec des mots blessants ? Revenez à l’islam si vous voulez éviter la prison, vous suggère-t-il du haut de sa suffisance que sa robe de magistrat a du mal à cacher.
Grave. Très grave.
Voyez-vous Habiba K., j’ignore, moi aussi, pourquoi ce juge se comporte ainsi, violant, dans un abus de pouvoir abject, toutes les lois, tous les textes, sacrés et profanes.
Habiba, vous avez le droit d’être d’une autre foi, d’une autre religion. D’une autre croyance. Aucun juge ne vous empêchera d’être.
Mes convictions religieuses, qui ne regardent que moi, ne sont pas suffisamment inébranlables pour pousser la solidarité jusqu’à me convertir à la foi chrétienne ou une quelconque autre foi. Je ne suis rien. La religion reste un mystère sans fin. Une interrogation ouverte comme une plaie qu’aucun traitement ne peut cicatriser.
Vous avez trouvé votre voie, tant mieux. Il y a des musulmans qui se convertissent à la foi chrétienne comme des chrétiens se convertissent à la foi musulmane. Il n’y a rien d’exceptionnel dans tout ça.
Imaginez-vous qu’un chrétien soit arrêté en Europe parce qu’il a décidé de devenir musulman sur une terre chrétienne depuis des siècles ? Naturellement non. Vous ne pourrez pas l’imaginer. Les hommes sont libres de croire ou de ne pas croire. Ils sont libres d’être musulmans, chrétiens, juifs, agnostiques, athées…
Chère amie, moi aussi, j’avoue que j’ignore totalement ce qui nous arrive. Aucune rationalité n’est en mesure de saisir le dysfonctionnement de ce bout de terre. Il y a comme un vent de folie qui s’est emparé de cette terre, depuis longtemps déjà. Une tornade, meurtrière, plus meurtrière encore que celle qui tue les Birmans. Mais on savait tous que ce vent de folie avait pris en otage la société. Mais nous ignorions à quel point. Nous sommes infantilisés. Humiliés. Criminalisés, me disait une amie.
Il n’y a pas que se convertir à une autre religion qui soit problématique, aujourd’hui, rassurez-vous Habiba K.
Vous ne pouvez pas non plus faire de la politique. Vous ne pouvez pas manifester votre colère citoyenne dans le cadre d’une organisation syndicale autonome sans être accusée d’être une pyromane de la pire espèce voulant porter atteinte à la sécurité de l’Etat, à la déstabilisation des intérêts économiques de la nation. Quelle nation, direz-vous ?
Peut-on se prévaloir de la nation quand la tribu, la zaouïa, la mosquée, et tous les atavismes gèrent le moindre de nos pas ?
Vous n’avez pas le droit de faire grève. De manifester pacifiquement pour vos droits sans que la police vous tabasse.
Aimer pose problème. Il faut que vous soyez mariés. Sinon rien. Pas droit à l’amour. Les gendarmes sont là pour surveiller la température de votre libido à coups de matraque. Un maire vient d’interdire pour la prochaine saison estivale toute location (bungalows, appartements privés, etc.) aux jeunes célibataires. Les amoureux qui ne sont pas mariés selon les principes de la charia et du code civil ne sont pas les bienvenus. Un scandale que personne n’a dénoncé.
Les bars ferment les uns après les autres. Les débits de boisson aussi. L’inquisition est à nos portes comme jamais auparavant. Et que vont faire tous ces jeunes gens. Comment osent-ils, tous ces gouvernants, parler des jeunes, des solutions à apporter, quand tout ce qu’ils font est d’humilier un peu plus le peuple.
Voyez-vous, Habiba, partir au péril de sa vie, comme le font les harraga, est un délit. Se tuer est une hérésie. Croire en Jésus est une infamie. S’aimer est un cauchemar. Que nous reste-t-il, Habiba ? Des yeux pour pleurer nos vies ? Des mains pour applaudir des politiques improbables ? Des pieds pour tout casser ? Une voix pour hurler ? Dites-le nous, Habiba, vous qui êtes déjà dans la gueule du loup…
En attendant que le juge rende la semaine prochaine son verdict, Habiba, où vous risquez trois ans de prison, acceptez ma modeste lettre de solidarité et mes plus profondes marques de sympathie. Fraternellement. SAS