Je travaillais dans un parking de voitures tout à côté de l’hôpital à Tizi-Ouzou. Le 27 février 2002 à 11h 30 j’ai vu une voiture arriver. L’ami qui travaillait avec moi a vu trois voitures. Deux hommes en civil en descendent et se dirigent vers moi. Chacun me prend par un bras et ils m’ordonnent de les suivre. A ce moment je ne sais pas qui sont ces hommes, sont-ils des policiers, des gendarmes, des hommes de la Sécurité militaire ? Ils ne m’ont rien dit d’autre, ne m’ont pas annoncé que j’étais en état d’arrestation. Ils ne m’ont même pas demandé si j’étais bien M. Cherbi. Ils m’emmènent vers la voiture, me mettent un sac noir sur la tête et placent des menottes. Ils essaient de m’apaiser: “t’inquiète pas Mohamed, il faut être correct avec nous, tu es en sécurité avec nous, rien ne t’arrivera”.
Je pensais que j’étais arrêté en raison des évènements en Kabylie auxquels j’avais participé.
Là où je travaille, le secteur militaire n’est pas loin et le central de police non plus. Le trajet a duré quelques minutes. En fait cinq minutes après l’arrestation, je me trouvais dans un bureau. Je pensais que j’étais au Central. On m’a enlevé la cagoule. Les trois qui m’ont arrêté sont dans la pièce, l’un d’entre eux s’appelle Kader, il est de Ain-Defla. C’est un agent du DRS et c’est lui qui me torturera.
Un monsieur entre avec un gros dossier entre les mains. Il ferme la porte derrière lui et c’est là que je vois que derrière cette porte est accrochée une tenue militaire de combat. Et je comprends que je me trouve au secteur militaire.
L’homme qui est entré m’aborde en disant: “sois avec nous, viens avec nous, n’aies pas peur”. Je réponds que je n’ai rien fait, que je travaille et c’est tout, il rétorque: “je sais que tu n’as rien fait mais sois correct avec nous, sois un homme, t’inquiète pas.” A ce moment, ils ne m’ont toujours pas dit pourquoi j’ai été arrêté. Ils m’ont complètement déshabillé et mis tout nu dans une toute petite cellule. Ils m’ont laissé pendant trois heures tout nu, puis Kader est venu et m’a remis mes habits. Puis ils m’ont amené dans le bureau d’un certain commandant Nahal Rachid (Ce n’est plus tard que je saurai son nom). Il me montre des petites cassettes vidéo, et il me dit: “ce sont des cassettes de Matoub, veux-tu les voir?”. Je réponds: “que vais-je faire avec?”. Il me dit: “Je vais t’envoyer à Alger, tu as du travail avec les gens d’Alger, sois un homme. Tu collabores avec eux, ensuite ils te relâcheront et tu reprendras ton travail”. Je répète que je n’ai rien fait, que je veux rentrer à la maison. Mais rien à faire, ils ont décidé de m’emmener à Alger. On me ramène dans la cellule où je suis enfermé pendant trois jours. Je n’ai pas eu à manger, ni à boire. Ce n’est que le samedi matin que Kader m’en sort. Il me bande les yeux mais je vois un peu par en haut et en bas. Quand il s’en rend compte il me met un sac noir sur la tête.
Ils m’ont transféré dans une voire noire. Ils étaient quatre. J’étais entre les deux homes assis derrière, ils m’ont couvert de vestes pour ne pas qu’on me voie de l’extérieur. Je pensais qu’ils m’emmenaient à Alger, en fait je suis arrivé à Blida.
En réalité je me trouve au CTRI de Blida à Haouch Chnou. Ils me font entrer dans une pièce et me “cuisinent”. Le colonel M’henna Djebbar y est. A ce moment, je ne sais pas qui est cet officier. Je raconterai plus tard comment j’ai su qu’il s’agissait de lui. Il veut que j’avoue avoir vu les assassins de Lounès Matoub. Les militaires me montrent les photos de cinq personnes: Medjnoun, Chenoui, Boudjelah, Moufouk, Djebiri Djamel. Deux sont en prison, les autres ont été abattus. Ils veulent me faire dire que le jour de l’assassinat, mon père et moi nous nous trouvions sur place et qu’à 13h 13mn on aurait entendu des coups de feu et vu comment ces cinq personnes avaient tué Matoub. Je n’avais jamais vu Chenoui, je l’ai rencontré pour la première fois plus tard en prison. J’ai dit que je ne pouvais dénoncer des gens que je ne connaissais pas du tout; je ne pouvais pas faire un faux témoignage. Ils ont prétendu que mon père avait donné cette version. A l’époque j’étais mineur. Mais je ne pouvais pas dire une chose pareille, dans ce cas, comment justifier que je n’en avais pas parlé auparavant aux autorités? Matoub avait été tué en juin 1998, on était en avril 2002. Ils me menacent: “Tu sais que des gens qui entrent ici, rares sont ceux qui en ressortent”. Je réponds, que je préfère mourir que de dire des mensonges. Ils me mettent dans une cellule dans laquelle je reste environ une semaine – 10 jours sans en sortir. La cellule est toute petite, je ne peux pas m’étendre et il y a des gouttes qui tombent du plafond. C’est insupportable. Tous les matins à 6h environ, on me sort pour aller aux toilettes qui sont extrêmement sales. Je n’ai pas le droit d’y rester plus d’une minute et demi et ce menotté.
Il y a des cellules à côté de la mienne. Et je sais qu’il y a des prisonniers. Nous ne pouvons pas communiquer mais nous nous manifestons en frappant avec nos menottes au mur, en fait pour nous réconforter les uns les autres. Un jour, tous ont été emmenés, je ne sais où. Je restais seul mais peu après ils m’ont emmené au bureau. Djebbar y est, en civil. Il y a un autre civil qui s’avèrera être un député du RCD, Nourredine Ait-Hammouda, mais à ce moment, je ne sais pas qui il est. Il me parle en kabyle. Il me demande “pourquoi tu ne dis pas ce qu’on te dit de dire, tu sais que ceux qui entrent ici n’en ressortent pas. Si tu veux sortir, tu dis ce qu’ils veulent, tu fais un témoignage, il y a des journalistes ici, tu leur parles et leur fais comprendre, ils répercuteront ce que tu as dit. Tu passeras devant la justice, tu leur dis la même chose et il n’arrivera rien. Ensuite on te donnera ce que tu veux. Tu veux un visa, on te le donnera, tu veux une maison, on te la donnera, enfin tout ce que tu veux, tu l’auras.” Je lui répond: “pourquoi tu me demandes ça? On est tous les deux Kabyles, aide moi à sortir de là.” Il me regarde: “Tu ne sortiras que si tu leur dis ce qu’ils veulent, sinon tu ne sortiras d’ici.” Il est parti.
Ils m’ont ramené dans une cellule. Trois jours après, en pleine nuit, ils sont venus me chercher, me disant qu’il y a un concert auquel je devais assister. Ils m’emmènent dans une grande salle. Il y a des matériaux de construction, des ordinateurs, une échelle en bois. Je ne savais pas que c’était une salle de torture. Ils m’ont attaché à l’échelle et m’ont fait tomber d’un côté puis de l’autre, ils l’ont fait au moins 4 ou 5 fois. Ensuite, ils m’ont détaché et m’ont plongé la tête dans une grande bassine dans laquelle il y avait de l’eau nauséabonde et savonneuse. Cela a bien duré une heure. L’eau me rentrait dans les oreilles. Je suffoquais, je pensais ne pas tenir. Ceux qui m’ont torturé étaient appelés Babay, Mounir et Zaatout. Quand ils m’ont ramené dans la cellule, tout bruit retentissait dans mes oreilles comme des explosions. Il y avait des gouttes d’eau qui tombaient du plafond et c’était à chaque fois un choc dans mes oreilles. Je me les bouchais des deux mains mais c’était insupportable.
Le lendemain, il m’ont ressorti de la cellule vers 21h et emmené dans la même salle. Ils étaient à trois, en tenue militaire mais pas cagoulés. Cette fois-ci ils m’ont roué de coup de rangers et de poings, sur tout le corps. Babay m’a dit: “Ma femme accouche aujourd’hui et à cause de toi je ne peux pas l’accompagner, je t’arrache la peau!”. Ils ont repris la torture de la bassine. Puis ils m’ont remis dans la cellule. Je suis tombé malade, j’étais incapable de me lever. A midi et le soir on me donnait un petit morceau de pain, pas plus.
Cela faisait 17 jours que j’étais chez eux quand ils m’ont emmené dans une salle où il y avait des canapés. Il y avait une femme médecin qui m’a examiné et fait une piqûre. Djebbar était là.
Le lendemain ils m’ont mis dans une cellule qui faisait deux m2. Je pouvais au moins m’allonger, marcher un peu et il y a une couverte militaire crasseuse par terre. Au mur, il y avait comme une fente qui me permettait de regarder dehors. Je voyais la forêt et j’entendais le chemin de fer.
Quelques heures après avoir été transféré dans cette cellule, ils ont fait entré un tuyau dans la cellule par le biais d’une petite ouverture par laquelle entrait de la lumière. Il y a de la fumée qui envahit la cellule et j’ai des hallucinations mais tout en étant absolument persuadé que c’est la réalité. Je vois ma mère, mon père, je me vois à Tizi, à Alger. Je suis persuadé que ce que je vois se passe réellement. Ce n’est que des heures plus tard que je me rends compte où je suis, je n’arrive pas y croire tant je suis convaincu que ce que j’ai halluciné est vrai.
Le lendemain quand ils m’ont sorti de ma cellule, il m’ont présenté à Djebbar, la médecin est venue, elle m’a refait une piqûre et de retour dans ma cellule, ils ont de nouveau introduit cette fumée. Je me voyais avec ma mère, mon père, mes cousins, à l’oued, je suis un peu partout. Sur le tuyau il y avait comme un petit micro. Je ne sais pas si dans cet état je parlais. Ils m’ont emmené de nouveau chez Nourredine Ait-Hammouda, Djebbar aussi était là. Dans la pièce il y avait deux journalistes et une caméra. Je leur dis que je veux partir: “cela fait 30 jours que je suis là, je ne peux pas faire de faux-témoignage, pourquoi ne me laissez-vous pas partir?” Ils répondent “il n’y a que toi qui peut faire ça, il n’y a que toi et ton père qui peuvent le faire. Et puis cela ne fait pas trente jours que tu es là, cela fait une semaine, tu comptes les jours et les nuits ou quoi? et encore tu es en forme!” Ait-Hammouda s’adresse en moi en kabyle: “Qu’est ce que je t’ai dit? Si tu avais témoigné, si tu avais fait la cassette, tu serais rentré à la maison. Tu n’as pas besoin d’avoir peur, on contacte les gens de Tizi-Ouzou, tu travailles avec eux.”
J‘ai refusé et ils m’ont ramené dans la cellule où j’ai eu droit à une nouvelle séance de gaz. Je ne sais pas ce qui se passait avec moi, j’avais l’impression de ne plus avoir de volonté.
En face de ma cellule il y avait une salle dans laquelle se retrouvaient les militaires. Il y en avait un qui de temps en temps me donnait un verre de lait ou de coca. Il m’a dit: “Vous êtes chez la Sécurité militaire, Haouch Chnou à Blida. je vous donne mon numéro et quand vous sortirez, vous m’appelez. Les gens qui viennent ici n’en sortent pas mais si tu sors un jour contacte moi.” J’ai perdu son numéro de téléphone et je ne me souviens pas de son prénom.
Toujours est-il que j’étais dans un état second, je ne sais pas si c’est l’effet de la piqûre ou de la fumée mais je faisais ce qu’on me disait de faire, on me demandait de me déshabiller, de me lever, de m’asseoir, je le faisais sans résistance. J’étais comme dans un état second.
Deux jours plus tard environ ils m’ont fait entrer dans une pièce dans laquelle il y a un rideau avec une chaise devant. Sont présents Djebbar et deux journalistes. L’un des hommes qui se fait appeler Mohamed me dit ce que j’ai à faire. Il m’explique qu’ils vont enregistrer deux cassettes, l’une en arabe et l’autre en kabyle. Et il me dit exactement ce que je dois dire et il me menace de ne pas sortir de là dans le cas contraire. L’un des journalistes prend la parole: “les forces de l’armée ont procédé à l’arrestation du suspect Ahmed Cherbi. Il avoue ce qui suit…” Et c’est à moi de parler. Je dis sans problèmes: “oui, j’étais avec mon père, à Tala Bounane, nous rassemblions des pierres sur notre terrain quand nous avons entendu des coups de feu. En nous retournant nous avons vu que Matoub avait été tué et cinq personnes que nous avons pu identifier. Il s’agit de Medjnoun, Chenoui, Boudjelah, Moufouk, Djebiri Djamel.” Puis les journalistes me posent des questions:”Pourquoi tu n’as pas été à la gendarmerie pour dénoncer les coupables?” Je réponds: “J’avais peur parce que mon père m’a interdit de le faire.” Puis le commentaire du journaliste: “Après quatre année d’investigation, les forces de sécurité ont enfin pu trouver ces témoins qui confirment la culpabilité des suspects” En fait c’était un scénario pour dédouaner l’armée et faire porter la responsabilité de l’assassinat de Lounès Matoub aux terroristes.
J’ai donc fait la cassette en arabe et en kabyle. C’est cet homme appelé Mohamed qui m’ordonne ce que je dois dire. Il y a aussi deux autres militaires qui mettent la pression. Puis une fois l’enregistrement achevé, ils me ramènent dans la cellule. Et là, c’est Ait-Hammouda qui vient, me félicite et me remet une table de chocolat. Il me conseille de dire la même chose devant la justice. A ce moment, je ne sais pas ce que veut dire justice, je ne sais pas ce qu’est un procureur de
la République, un juge d’instruction.
En fait je me demande si j’étais dans mon état normal en faisant cet enregistrement. Je suis tout à fait conscient sur le moment mais je m’étonne de m’être laissé commander, de n’avoir opposé aucune résistance, de ne pas avoir refusé. C’est ce qui me fait croire que j’ai été drogué avec une substance provenant soit de la piqûre, soit de la fumée.
Après 3 ou 4 jours, j’ai entendu la voix de mon père. A l’endroit du guichet où les militaires regardent dans la cellule il y a une petite fente qui me permettait de regarder dans le couloir sur le côté, et je vois mon père. Il est dans un état lamentable, tous ses habits sont déchirés, il pleure. Je n’en crois pas mes yeux. Ils l’enferment dans une cellule en face de la mienne pour l’en sortir dix minutes plus tard. En fait mon père a été arrêté environ un mois après moi, le 25 mars. Il avait déposé plainte au niveau de la gendarmerie en raison de ma disparition. Mon père me cherchait partout. Comme je n’apparaissais pas, mon ami avec lequel je travaillais est allé à la police pour dire que j’avais été enlevé par leurs hommes et que s’il m’était arrivé quelque chose c’étaient les forces de sécurité qui en étaient responsables. Dans l’après-midi de ce jour, il a été arrêté et devant les menaces il a dit qu’il n’avait rien vu.
Le 25 mars c’est une voiture qui s’arrête à côté de mon père, un homme en civil l’aborde et lui demande s’il cherche son fils. Il approuve et l’inconnu lui dit que je me trouve chez eux. Il lui propose de l’accompagner pour me voir. Et c’est ainsi qu’il se retrouve au secteur militaire de Tizi-Ouzou. En fait il a été enlevé en plein centre ville. Il est resté enfermé pendant huit jours dans un conteneur au secteur militaire de Tadmait sur la route d’Alger. Là, il a été torturé, on a lâché les chiens sur lui et en plus il a subi aussi cette fumée hallucinogène. Mais contrairement à moi, ce qu’il a vécu c’était l’enfer. Il a vu une scène où j’étais égorgé devant lui. Une fois à Blida, après avoir donc passé huit jours dans ce conteneur, Djebbar lui a parlé, mon père lui a demandé pourquoi j’avais été tué. Djebbar lui a dit que je n’étais pas mort, que j’étais chez eux. Ils l’ont emmené dans la salle où se trouvaient les ordinateurs. Ils m’y ont emmené aussi. Quand il m’a vu, il a chancelé et a affirmé que je n’étais pas son fils. “Mon fils est mort, ne t’approche pas de moi”. Ils m’ont torturé devant mon père, je ne peux pas raconter ce qu’ils m’ont fait. Et le fait de voir mon père dans cet état m’a énormément choqué. Ils m’ont ramené à la cellule et un peu plus tard j’ai demandé au gardien si je ne pouvais pas voir mon père juste pour cinq minutes qui se trouvait dans une cellule voisine. Il m’y autorise. Je parle avec lui et j’arrive à le persuader que je suis bien son fils. Il me dit que toute notre famille est massacrée. Qu’il a vu comment tous y étaient passés. Je lui dis de mon côté d’obéir à leurs ordres s’il veut sortir vivant de cet endroit. Ils l’ont amené dans un bureau où se trouvait Djebbar et il a fait le même témoignage que moi.
La veille de notre départ, je vois Djebbar qui me dit qu’on part le lendemain, que je resterai trois jours en prison et qu’ensuite je passerai devant la justice. Il fallait juste que je répète ce que je leur avais dit, en fait que je témoigne avoir vu Medjoun et Chenoui. Ils m’ont fait signer des PV en arabe. Mon père aussi a signé. Ils nous ont emmené faire une visite médicale. En entrant dans la salle, la médecin en me voyant dit: “Celui-là, cela ne fait pas longtemps que je l’ai vu, je l’ai vu chez le colonel Djebbar”. Et en fait c’est ainsi que j’ai appris que cet homme que j’avais vu souvent, notamment en compagnie de Ait-Hammouda était M’henna Djebbar. Ils m’ont sorti et ont fait entrer mon père.
On a quitté ensemble Blida le 6 avril pour aller Tizi-Ouzou. Chacun était dans une voiture blindée, il y avait dans chaque voiture trois agents armés jusqu’aux dents. On aurait cru qu’ils transportaient Hassan Hattab! A la sortie de Blida ils nous enlevé les bandeaux. J’étais extrêmement choqué, je voyais un autre monde, des gens, des voitures, c’était comme dans un film.
A Tizi-Ouzou ils nous ont tout de suite présentés au procureur général. Ce dernier m’a demandé pourquoi je n’avais pas déclaré plus tôt avoir vu les assassins de Matoub. Je répondais que j’étais trop jeune, que mon père m’avait conseillé de ne rien dire. Il me questionne si je les avais vus, je confirme. On doit passer devant le juge d’instruction. Mon père qui avait déjà été interrogé par le procureur me dit en sortant en Kabyle de refuser de parler sans la présence d’un avocat.
Je demande au juge d’instruction si le fait d’avoir un avocat change quelque chose au fait qu’ils m’envoient en prison. Il me répond qu’avec ou sans, je passerai par la prison. Je décide donc de ne parler qu’en présence d’un avocat. Il avait les cassettes enregistrées sur son bureau.
Les agents de
la SM nous transfèrent en prison. Je m’attendais à un lieu comme Haouch Chnou à Blida. Je leur demandais sur le chemin d’intervenir pour qu’ils ne nous battent pas en prison. Arrivés devant la prison, il s’avère que celle-ci est fermée. On nous place donc dans deux cellules et on a pu parler toute la nuit, mon père et moi. Il m’a raconté comment il avait été arrêté. Il me raconte de nouveau que toute la famille a été assassinée et moi je le crois. Même à ce moment, je ne suis pas vraiment dans mon état normal, par moment c’est comme si je me fichais de la mort des miens. Je me dis parfois que comme il s’est trompé à mon sujet, peut être que notre famille aussi est vivante, et parfois, je le crois. Et en plus je suis persuadé à ce moment que je serai remis en liberté dans trois jours comme me l’a affirmé le colonel Djebbar.
Le lendemain on nous emmène dans une grande salle de prison. Il y a des gens que je connais. Il faut dire que jusqu’à ce moment notre famille ne sait rien de nous, ni de mon sort, ni de celui de mon père. Ils sont dans une grande angoisse, d’ailleurs tout le village se terre dès 18h craignant que ses habitants soient eux aussi victimes de ces enlèvements. Mon père est emmené dans un autre bloc, je suis dans une salle avec 60 à 65 prisonniers. Les prisonniers sont très sympathiques avec moi dès qu’ils apprennent que je suis arrêté dans l’affaire Matoub. Ils sont gentils, me font parvenir des objets de première nécessité. C’est parce que personne ne croit à la version officielle et que tout le monde sait que mon père et moi sommes victimes d’une machination. Je n’ai même pas eu besoin de leur raconter toute mon histoire, tous compatissent avec moi.
Je me demande toujours ce qui s’est passé avec ma famille, j’en parle à d’autres. L’un des prisonniers doit être libéré quelques jours plus tard. Il va tout de suite rendre visite à ma mère. Elle et mes frères et soeurs sont en vie. Et pour eux cette visite est très importante puisqu’enfin ils apprennent où mon père et moi, nous nous trouvons. Et d’ailleurs, ensuite, ils sont venus nous rendre visite.
On m’a présenté trois fois au juge d’instruction, Abbassi Mohamed, le 6 avril 2002, le 18 mai, le 16 juin.
J’étais inculpé pour “non dénonciation de l’assassinat de Lounès Matoub”. Quand je lui ai raconté qu’on m’avait séquestré pendant 40 jours, torturé et forcé de faire de faux aveux, il m’a dit de ne pas raconter cela, de répéter ce que les gens de
la SM exigeaient de moi. Il essayait de me persuader que j’étais jeune, que si je ne faisais pas un faux témoignage je resterai 10 ans en prison. Mais j’étais décidé de ne pas faire de faire de faux témoignage. Il a fallu que je change d’avocat parce que celui qui devait me défendre me poussait aussi à confirmer mon faux témoignage. Finalement j’ai été placé en liberté provisoire.
J’ai repris mon travail mais je me cachais. J’étais dans le quartier dans lequel en raison des évènements de Kabylie la police n’entrait pas. Je n’allais que rarement voir ma mère pour ne pas m’exposer au danger.
On devait passer en justice le 10 novembre. La veille je suis allé voir mon avocat. Il ne voulait plus s’occuper de l’affaire parce que le juge avait changé et qu’il craignait que celui devant lequel nous devions passer mon père et moi nous condamnerait à de très fortes peines de prison. Il nous a conseillé de faire reporter le procès. Je suis donc passé devant le tribunal le 21 mars 2004. J’ai raconté ce qui s’était passé: l’enlèvement, la torture, les faux aveux. En plus, mon père et moi n’étions pas sur les lieux du crime. J’avais des témoins, je me trouvais au travail. J’ai été acquitté mais mon père malheureusement a été condamné à trois ans de prison. Pourtant il travaillait à ce moment à l’hôpital, ses collègues et son supérieur ont témoigné qu’au moment du meurtre il se trouvait à l’hôpital. Mais il fallait que l’un d’entre nous soit condamné car sinon toute leur machination concernant l’assassinat de Lounes Matoub tombait à l’eau. Et sans ce mensonge, il aurait peut être même fallu libérer les deux suspects Chenoui et Medjnoun.
Deux semaines après le procès j’ai quitté le pays. J’avais déjà fait une demande de visa et heureusement c’est allé très vite. Je suis en France maintenant.
N.B : Témoignage de Mohamed Cherbi recueilli en février 2005 par l’Observatoire des droits Humains en Algérie (ODHA). www.algeria-watch.org