Cette réflexion s’inspire de l’information produite le 28 juillet 08 par Benderouiche : « Deux ans de prison pour atteinte à l’emblème national ». Au travers de cet exemple, je me propose de définir le sens de la notion de justice. Beaucoup penseront qu’il est pédant d’ergoter, de philosopher sur des mots quand la réalité est si sombre, à quoi je répondrais qu’il serait alors vain et contradictoire de dénoncer le non respect des dispositions légales par les dépositaires du pouvoir, car les dispositions légales sont écrites et, quand on les évoque, c’est bien au sens des mots que l’on se réfère. Il faut donc choisir : ou bien on considère que le sens des mots est important et on se préoccupe du rapport entre les termes employés dans les textes et les actes de justice (entre autre), ou bien on accepte le non sens des actes qui, tout en se référant à des lois, en violent l’esprit.
Convaincue pour ma part de la possibilité de mettre en accord ce qui est énoncé et ce qui est mis en place, je considère que la « justice » (question de bon sens et non d’idéologie), el âdala, implique un objectif de « réparation », donc d’utilité des décisions. Autrement, la loi serait factice et trompeuse. Il vaut mieux à mon sens décider que la loi est, sinon vertueuse, du moins sincère.
En quoi la condamnation de B.M. comporte-elle une réparation ? De quoi et au bénéfice de qui ? D’un côté, B.M. étant algérien, en s’en prenant à l’emblème national, il ne porte pas atteinte au bien d’autrui, sauf à considérer que le drapeau algérien n’est plus le sien dès lors qu’il y porte atteinte. Dans ce cas, il faut aussi admettre que tout manquement à une fonction de représentation entraîne de fait la disqualification du fonctionnaire en faute. Tout abus ou erreur grave de pouvoir étant un manquement dans le sens où il repose sur un défaut de correspondance entre l’acte de justice et la situation considérée. Dans le cas de B.M., la prison correspond-elle à la situation ? Dans ce cas, elle répare un préjudice ; lequel ?
Le plus probable est que son geste est l’expression d’un problème dans sa relation, non au drapeau lui-même, mais à la société (à l’histoire ?) dont B.M. est membre. Ce monsieur (jeune peut-être) ne pouvant pas ignorer ce qu’il encourait pour ce geste, ou bien il ne savait vraiment pas ce qu’il faisait, ou bien il commettait un acte suicidaire. Dans les deux cas, quelle est l’utilité de cette forme de sanction ? S’il était conscient, il aura agi sous l’effet d’une rage impuissante, mais le procureur qui a requis dix ans de prison en premier lieu aussi puisqu’il n’y a pas de commune mesure entre l’acte jugé et la peine requise. Cette démesure dans la requête du magistrat constitue une forme de suicide professionnel : submergé par le dépit, la colère, l’incompréhension, autant dire par une grande fragilité, il aura dit n’importe quoi : même deux ans de prison ferme pour un acte incivile sans conséquences pour personne n’a pas de sens. Cela vaut au mieux un haussement d’épaule impuissant, au pire un travail d’intérêt général. Sinon, ça « coûter » sa légitimité à l’institution publique.
Demandons-nous maintenant la place que prend la destruction de l’emblème dans la situation globale. Est-ce l’acte « délinquant » qui fait le problème ou bien la situation de désespoir (l’impuissance, la rage) qui conduit au problème ? Peut-être même que cette agression gratuite et totalement inefficace était une révolte extrême : B.M. aura fait le pire qu’il pouvait dans son impuissance. Mais elle peut aussi n’être qu’une étape initiale dans la dégradation de la relation à la société et annoncerait d’autres formes possibles d’expression non verbale. Si la prison peut faire peur et arrêter là toute velléité de révolte, elle peut aussi amener à la révolte. Par cohérence fonctionnelle, par souci de légitimité, les législateurs et agents de l’état ont tout intérêt à s’en tenir à une justice juste.
De ce développement, qui exclut toute idéologie, on peut conclure que le sentiment d’impuissance est à la fois un fait partagé, une énergie puissante en même temps qu’une source de… haine réciproque, pour le citoyen commun comme pour le citoyen en poste de décision. Le problème, c’est que le citoyen en poste de décision détient des moyens qui rendent possible l’abus, conscient ou pas. Là réside la faiblesse de tout homme qui détient un pouvoir, faiblesse qui, non strictement encadrée et corrigée, peut résulter dans la banalisation des mesures inadéquates (injustice, tyrannie, despotisme), ce qui ne peut que démultiplier les « défections » sociales et politiques, en particulier dans un pays gravement fragilisé.
Pour la sauvegarde des institutions (et la paix civile), il vaut mieux admettre que la responsabilité de la morale sociale dépend de la qualité du service public et qu’il revient aux représentants de l’état de prendre la mesure des haines qu’ils ont à contenir en eux-mêmes et chez ceux dont le sort dépend d’eux. Cela ne libère pas le citoyen commun de sa responsabilité de vigilance à l’égard d’un usage conséquent des lois, autant dire des mots.
Les gestes suicidaires étant multiples et prenant semble-il de l’ampleur (suicide kamikaze, conversion, deal, prostitution, psychotropes, violences conjugales, abandons d’enfants, émigration clandestine …), l’état devrait s’interroger sur le sens de ses choix en matière de « réponses » à un mal-être qui se démocratise et qui doit être traité comme la manifestation d’un découragement extrême face aux difficultés de la vie quotidienne.
En conclusion, illustrons par un autre exemple : condamner (emprisonner ?) des jeunes pris en « flagrant délit » d’émigration clandestine serait l’expression d’une impuissance tout aussi flagrante (d’après la logique développée ici).
Par Wi Yilan’