6 septembre, 2008
«La jeunesse n’est qu’un mot»
Pierre Bourdieu s’est posé une question dans un entretien accordé à Anne-Marie Métailié, paru dans Les jeunes et le premier emploi, Paris, Association des Ages, 1978. Bourdieu affirme que la question de l’âge a souvent été un choix arbitraire, qui n’explique en rien la complexité de la réalité. «Le réflexe professionnel du sociologue est de rappeler que les divisions entre les âges sont arbitraires. C’est le paradoxe de «Pareto» disant qu’on ne sait pas à quel âge commence la vieillesse, comme on ne sait pas où commence la richesse.
En fait, la frontière entre jeunesse et vieillesse est dans toutes les sociétés un enjeu de lutte . C’est à ce titre que la jeunesse constitue un enjeu en soi, comme ce fut le cas d’autres strates de la société à un moment précis. L’usage de ce vocable est à ce titre pourrait être lourd de sens. Quand on emploi les vocables « jeunes/ vieux », on le fait assez souvent sans prendre conscience des rapports et des enjeux que cela représente. La complexité des rapports « Je prends la relation dans sa forme la plus vide. On est toujours le vieux ou le jeune de quelqu’un. C’est pourquoi les coupures soit en classes d’âge, soit en générations, sont tout à fait variables et sont un enjeu de manipulations » qui conduisent à asseoir une domination symbolique ou institutionnelle. Les rapports de dominations peuvent évoluer dans une optique générationnelle, les défis sont imposés à la société entières, pas uniquement à une seule frange.
La jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données figées mais des constructions sociales très complexes. «Socialement, dans la lutte entre les jeunes et les vieux. Les rapports entre l’âge social et l’âge biologique sont très complexes. Si l’on comparait les jeunes des différentes fractions de la classe dominante, par exemple tous les élèves qui entrent à l’École Normale, l’ENA….etc., la même année, on verrait que ces « jeunes gens » ont d’autant plus les attributs de l’adulte, du vieux, du noble, du notable, etc., qu’ils sont plus proches du pôle du pouvoir. Quand on va des intellectuels aux PDG, tout ce qui fait jeune, cheveux longs, jeans, etc., disparaît « . L’analyse de ces observations, laisse apparaître que chaque « « champs » à ses modes et ses codes propres à lui. En effet on est jeune d’après des critères dont les pratiques normées de chaque société et cela varie d’un pays à l’autre en fonction de la position sociale que le «jeune» occupe dans le dispositif. Il faut connaître les lois spécifiques du fonctionnement de chaque champ, «les enjeux de lutte et les divisions que cette lutte opère («nouvelle vague», « nouveau roman », « nouveaux philosophes », « nouveaux magistrats », etc.). Il n’y a rien là que de très banal, mais qui fait voir que l’âge est une donnée biologique socialement manipulée et manipulable » Parler des jeunes comme d’une unité sociologique, d’un groupe constitué, doté d’intérêts communs, ou d’une vision monolithique risque de nous conduire à cultiver des incompréhensions préjudiciables à la définition de nos concepts. Rapporter ces intérêts à un âge défini biologiquement, « constitue déjà une manipulation évidente. Il faudrait au moins analyser les différences entre les jeunesses, ou, pour aller vite, entre les deux jeunesses. Par exemple, on pourrait comparer systématiquement les conditions d’existence, le marché du travail, le budget temps, etc., des « jeunes » qui sont déjà au travail, et des adolescents du même âge (biologique) qui sont étudiants : d’un côté, les contraintes, à peine atténuées par la solidarité familiale, de l’univers économique réel, de l’autre, les facilités d’une économie quasi ludique d’assistés, fondée sur la subvention, avec repas et logement à bas prix, titres d’accès à prix réduits au théâtre et au cinéma, etc. ».
On trouverait des différences similaires dans tous les domaines de l’existence, ou de la vie, à ce titre pierre Bourdieu insiste sur l’exemple des jeunes «gamins mal habillés, avec des cheveux trop longs, qui, le samedi soir, baladent leur petite amie sur une mauvaise mobylette, ce sont ceux-là qui se font arrêter par les flics » ou ce que décrivent certains dans une « sociologie sauvage » comme jeune à travers des signes particuliers parfois somatique qui contribue à des discours et des raccourcis réducteurs voir stigmatisant . Les mutations des années 1970, ont conduit par un processus de déclassement à la naissance et l’amplification des tentions entre générations. L’école a renforcé la reproduction des inégalités sociales. Dans l’administration, les services publique, les grandes sociétés multinationales, les phénomènes sont très souvent remarqués, la fonction publique quant à elle, continue « actuellement dans beaucoup de positions moyennes de la fonction publique où l’on peut avancer par l’apprentissage sur le tas, on trouve côte à côte, dans le même bureau, des jeunes bacheliers, ou même licenciés, frais émoulus du système scolaire, et des gens de cinquante à soixante ans qui sont partis, trente ans plus tôt, avec le certificat d’études, à un âge du système scolaire où le certificat d’études était encore un titre relativement rare, et qui, par l’autodidaxie et par l’ancienneté, sont arrivés à des positions de cadres qui maintenant ne sont plus accessibles qu’à des bacheliers » voir plus maintenant.
Les oppositions dans ce cas ne sont pas les vieux d’un coté et des jeunes de l’autre, mais ce sont pratiquement deux conceptions de la réussite scolaire, « deux états de la rareté différentielle des titres et cette opposition objective se retraduit dans des luttes de classements : ne pouvant pas dire qu’ils sont chefs parce qu’ils sont anciens, les vieux invoqueront l’expérience associée à l’ancienneté, tandis que les jeunes invoqueront la compétence garantie par les titres ». Les titres ou les compétences acquises provoquent parfois l’exaspération des anciens qui se livrent généralement à des comparaisons infondées entre expérience, autodidaxie et diplômes.
Des oppositions peuvent se retrouver aussi dans d’autres domaines. Sur le terrain syndical par exemple, dans les processus et la façon de militer, il est apparu des formes de militantisme nouvelles chez les jeunes, ou la conception de la carrière varie, les modes, les codes et les règles sont dynamiques. « Au syndicat FO des PTT sous la forme d’une lutte entre des jeunes gauchistes barbus et de vieux militants de tendance ancienne SFIO. On trouve aussi côte à côte, dans le même bureau, dans le même poste, des ingénieurs issus les uns des Arts et Métiers, les autres de Polytechnique ; l’identité apparente de statut cache que les uns ont, comme on dit, de l’avenir et qu’ils ne font que passer dans une position qui est pour les autres un point d’arrivée ». La recherche du « nouveau » est un vécu quotidien, c’est par ces procédés que les jeunes au sens biologique« nouveaux venus » poussent les « déjà arrivés » au passé, ils sont dépassés, et condamnés à la mort sociale. Ils s’intensifient et » où, du même coup, les luttes entre les générations atteignent une plus grande intensité : ce sont les moments où les trajectoires des plus jeunes et des plus vieux se télescopent, où les « jeunes » aspirent « trop tôt » à la succession. Ces conflits sont évités aussi longtemps que les vieux parviennent à régler le tempo de l’ascension des plus jeunes, à régler les carrières et les cursus, à contrôler les vitesses de course dans les carrières, à freiner ceux qui ne savent pas se freiner, les ambitieux qui « brûlent les étapes », qui se « poussent » (en fait, la plupart du temps, ils n’ont pas besoin de freiner parce que les « jeunes » — qui peuvent avoir cinquante ans — ont intériorisé les limites, les âges modaux, c’est-à-dire l’âge auquel on peut « raisonnablement prétendre » à une position, et n’ont même pas l’idée de la revendiquer avant l’heure, avant que « leur heure ne soit venue »). Lorsque le « sens des limites » se perd, on voit apparaître des conflits à propos des limites d’âge, des limites entre les âge», qui ont pour enjeu la transmission du pouvoir et des privilèges entre les générations, c’est même l’essentiel et l’enjeu des classes d’âges établies et normées par les sociétés.
Par Ahmed de paris