Mohand Amokrane Cherifi à El Watan:«L’Etat doit préserver son pouvoir de décision économique»
Le gouvernement algérien soutient que l’Algérie est à l’abri de la crise financière mondiale. Qu’en pensez-vous ?
Le pays est peut-être à l’abri de la crise financière internationale dans l’immédiat, mais pas de la récession économique durable que cette crise est en train de générer. Les conséquences économiques sont déjà perceptibles avec la chute du prix du baril du pétrole due à une évolution à la baisse de la demande mondiale. Ajoutons à cela un taux de change défavorable du dollar, monnaie de paiement des exportations, par rapport à l’euro, monnaie de règlement des deux tiers des importations. Si l’on prend également en considération l’augmentation prévisible des prix des biens et services importés ainsi que la hausse des taux des crédits à l’importation, il est à prévoir une détérioration sérieuse du montant des recettes et de la balance commerciale. Mais le plus inquiétant n’est pas là. Il se situe dans le désarmement économique du pays face à cette crise, avec la liquidation du secteur public, la désindustrialisation accélérée et le démantèlement des protections douanières de la production nationale. Alors que les pays les plus avertis sont en train de nationaliser et/ou de protéger leurs activités stratégiques, le nôtre croit encore possible le développement national par les investissements étrangers alors que l’on assiste à travers la chute des Bourses et l’encadrement des crédits à un désengagement planétaire durable des investisseurs. Les conséquences sociales de cette crise sont également prévisibles. L’aggravation du chômage et la détérioration du pouvoir d’achat, couplées avec les pénuries que provoquerait un ajustement à la baisse des importations, en cas de diminution des recettes d’exportation, entraîneront plus de frustration et de mécontentement de la population. Les émeutes d’aujourd’hui ne sont rien par rapport aux violences de demain si rien n’est fait pour prévenir ces événements sur le plan politique par la voie démocratique et sur le plan économique par d’autres choix stratégiques.
Des voix appellent à la réforme du système financier. Peut-on conclure à la faillite du capitalisme à la faveur de cette crise où s’agit-il uniquement de quelques « réglages » à opérer ?
Avec la mondialisation, les capitaux ne s’arrêtent pas aux frontières nationales. La crise a révélé une interdépendance des pays et un large consensus pour une régulation mondiale de la finance internationale avec des instruments macro-économiques, monétaires ou budgétaires, qui satisfont tout le monde. Ce qu’il faut espérer c’est que les pays en développement aient voix au chapitre dans cette réforme. Ce n’est pas parce que les Etats capitalistes nationalisent partiellement certaines de leurs banques en difficulté, en y injectant des fonds, qu’il faut conclure que le capitalisme est mort. Bien au contraire, leurs élites sont en train de concevoir un nouveau capitalisme pour justifier l’intervention de l’Etat dans l’économie libre de marché et une dose de protectionnisme dans le libre- échange. Dans un tel contexte, que peut faire un pays comme l’Algérie ? Subir ou agir. Subir, c’est se résigner à attendre du capitalisme mondial en crise la solution à nos problèmes de développement. Il ne l’a pas fait dans le passé, il ne le fera pas à l’avenir. Et c’est bien triste de voir les gouvernants se déplacer à l’étranger à la recherche d’investisseurs, qui ne sont en général intéressés que par nos matières premières. Dans ces conditions, agir en comptant sur nos propres ressources humaines et matérielles me semble la seule voie de salut.
En Algérie, après une décennie de privatisation tous azimuts, le gouvernement dit ne pas exclure le retour aux sociétés nationales dans divers secteurs industriels. Qu’en pensez-vous ?
Invité ces dernières années à donner mon point de vue lors de l’examen du texte sur les privatisations, de la loi sur les hydrocarbures et de la stratégie industrielle, j’avais souligné les dangers qui menaçaient l’économie nationale, voire la souveraineté du pays : danger de libéraliser rapidement le commerce extérieur, danger de faire entrer les intérêts étrangers dans les secteurs stratégiques, notamment pétroliers et danger de réduire la place du secteur public dans l’économie. Face à la crise financière internationale, ces dangers sont réels. Gouverner c’est prévoir. Il est temps de faire une évaluation sérieuse des différents secteurs et de définir sur cette base une politique économique globale avec une stratégie industrielle qui exploite les avantages comparatifs nationaux et une stratégie agricole qui vise l’autosuffisance alimentaire, et ce, dans une perspective de développement indépendant qui nous préserve des aléas de la mondialisation et de ses quatre crises : alimentaire, énergétique, climatique et financière. Le développement indépendant ne signifie pas autarcie. Cela veut simplement dire que l’Etat doit préserver ses ressources naturelles, ses secteurs stratégiques et son pouvoir de décision économique.
Vous préconisez le retour au dirigisme des années 1970, pour recommencer l’échec, comme le soutiennent certains analystes ?
C’est fort de l’expérience de ces années-là et de l’appréciation du contexte nouveau que nous impose la mondialisation, avec ses aspects positifs et ses menaces potentielles, qu’il faut appréhender le présent et construire l’avenir. Ma position dans une organisation internationale m’a permis d’apprécier de façon neutre et sans préjugé idéologique les expériences économiques et sociales d’autres pays. J’ai observé que les pays en développement qui ont progressé sont ceux qui ont su mobiliser leurs potentialités matérielle et humaine et accaparer la technologie étrangère sans aliéner leur indépendance de décision. Cette mobilisation implique la participation des acteurs politiques, économiques et syndicaux nationaux sans exclusive et se réalise tout naturellement dans les pays qui ont réussi leur transition vers la démocratie et l’économie sociale de marché.
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