Algeria-Watch, 20 décembre 2008
Le 1 er novembre 2007, le Comité des droits de l’homme de l’ONU, à l’issue de l’examen du troisième «rapport périodique» de l’État algérien (en date du 22 septembre 2006) relatif à l’application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ratifié par l’Algérie le 12 décembre 1989), a rendu publiques ses observations (1). Dans le cadre du suivi de ses recommandations, il a demandé au gouvernement algérien de lui fournir des informations pour certaines d’entre elles, dans un délai d’un an.
Le 30 octobre 2008, l’association Algeria-Watch de défense des droits humains en Algérie a adressé au Comité des droits de l’homme un document dans lequel elle lui communiquait des précisions en rapport avec deux de ses recommandations. Dans l’une d’elles, le Comité constatait l’existence de centres secrets de détention et demandait en conséquence à l’État algérien de les mettre sous le contrôle de l’administration pénitentiaire et du parquet. Dans l’autre, il conseillait aux autorités algériennes de «clarifier et régler chaque cas de disparition» et de «s’assurer que toute personne détenue au secret soit remise sous la protection de la loi, et que soit respecté le droit de ces personnes d’être présentées devant un juge dans les plus brefs délais».
Dans un souci de vérité et justice, Algeria-Watch a évoqué les cas de Amari Saïfi et de Hassan Hattab, chefs de groupes armés se réclamant de l’islam, responsables présumés de graves violations des droits humains, dont l’enlèvement de trente-deux touristes étrangers début 2003, et tous deux «disparus» depuis respectivement quatre ans et quinze mois.
Le cas de Amari Saïfi, dit «El-Para»
Selon les sources non vérifiables des services de sécurité algériens (DRS), citées par des centaines d’articles de la presse nationale, Amari Saïfi, alias Abou Haïdara, alias Abderrezak El-Para serait un ex-parachutiste, passé par l’école militaire de Biskra. Après le coup d’État de janvier 1992 qui a déclenché la «sale guerre» des chefs de l’armée algérienne contre la mouvance islamiste majoritaire à l’issue des élections législatives de décembre 1991 (2), il aurait déserté pour rejoindre en 1992 les GIA (Groupes islamiques armés). À la fin de 1998, il aurait ensuite rallié le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), récemment créé par des dissidents des GIA (dont Hassan Hattab ) ; et il en serait devenu l’émir de sa «zone 5» en 1999.
«El-Para» a été notamment accusé d’avoir conduit, le 4 janvier 2003, une attaque contre un convoi militaire qui s’est soldée par la mort de quarante-trois soldats. Il atteindra une certaine notoriété en Europe en 2003 avec la prise en otage dans le Sahara de trente-deux touristes européens (dont seize Allemands, dix Autrichiens, quatre Suisses, un Néerlandais et un Suédois) entre le 22 février et le 23 mars 2003. Certains de ces otages ont été libérés trois mois plus tard, tandis que les autres resteront entre les mains du groupe armé pendant six mois. El-Para aurait obtenu des autorités allemandes une rançon de 4,6 millions d’euros en échange de ces libérations.
Le 16 mars 2004, de façon fortuite, il a été capturé avec certains de ses hommes par le Mouvement pour la démocratie et la justice au Tchad (MDJT), un groupe d’opposition tchadien qui a alors cherché à tout prix – car il tenait à ne pas être identifié au « terrorisme islamiste » – à les remettre aux autorités algériennes. Mais celles-ci, très curieusement, n’ont rien fait pour saisir cette occasion d’appréhender et de juger celui qui était présenté depuis des mois, dans des dizaines d’articles de la presse algérienne et internationale, comme l’un des principaux responsables du GSPC (3). Finalement, c’est à l’issue de tractations entre le MDJT et les services libyens que, le 27 octobre 2004, ces derniers remettront les prisonniers aux autorités algériennes, comme en informera aussitôt un communiqué du ministère de l’Intérieur : « Dans le cadre de la coopération algéro-libyenne en matière de sécurité et de lutte antiterroriste, le dénommé Amari Saïfi, dit Abderrezak El-Para, a été extradé le mercredi 27 octobre 2004 par les autorités libyennes et remis à la police judiciaire algérienne (4). »
El-Para a été jugé une première fois le 25 juin 2005 par le tribunal criminel d’Alger, qui l’a condamné à la réclusion à vie pour « création d’un groupe terroriste armé ». Mais, de façon très étonnante, ce jugement a été prononcé par contumace, car El-Para a été considéré par la justice algérienne comme étant toujours « en fuite ». Alors que, depuis huit mois, il était officiellement entre les mains des autorités algériennes.
Même le secrétaire d’État allemand à la Sécurité, August Hanning, en visite en Algérie en janvier 2007, a renoncé à maintenir sa demande d’extradition d’Amari Saïfi. Alors que ce dernier n’avait pas encore été jugé pour l’enlèvement des touristes, il a déclaré alors : « Nous ne le réclamons plus. D’après mes informations, il est entre les mains des autorités algériennes. Il est jugé et condamné pour des actes qu’il a commis en Algérie (5). » Jusqu’à ce jour, les circonstances exactes de cette prise d’otage et les responsabilités pénales n’ont pas été établies (6).
Le 18 mars 2007, le même tribunal criminel d’Alger devait juger à nouveau El-Para et une fois de plus par contumace, au motif – parfaitement absurde et en totale contradiction avec le droit algérien – que « les procédures judiciaires engagées dans le cadre de cette affaire ont débuté avant qu’ “El-Para” ne soit remis aux autorités algériennes et, donc, considéré comme étant en fuite (7) ». Le tribunal a confirmé qu’Amari Saïfi se trouvait entre les mains des autorités, mais il a justifié un jugement par contumace par cet argument aberrant de l’ouverture de procédures judiciaires avant son arrestation. Le procès a été encore reporté « à la prochaine session criminelle, en mai-juin 2007 ». Mais il n’aura pas lieu à cette date non plus.
Une fois de plus, son procès a été annoncé pour le 24 mars 2008. Il était accusé d’« appartenance à un groupe terroriste, de meurtre avec préméditation », selon l’article 87-bis, alinéas 1, 2, 4 et 5 du code pénal (8). Mais ce procès, une nouvelle fois, n’aura pas lieu. Pas plus que celui qui était prévu le 13 juillet 2008 (9). Cette mascarade judiciaire ne prouve qu’une seule chose : depuis qu’il a été détenu, en octobre 2004, par les autorités algériennes, Amari Saïfi, alias Abderrezak El-Para, doit être en droit considéré comme un « disparu », échappant de ce fait à toute procédure judiciaire reconnue en droit international. Au même titre, mais pour de tout autres raisons, que les dizaines de milliers de victimes de disparitions forcées du fait des forces de sécurité, lors de la « sale guerre » algérienne des années 1990.
Un scénario grotesque, répété dans le même temps à propos d’un autre « chef islamiste », Hassan Hattab.
Le cas de Hassan Hattab
Selon les informations données par les médias algériens, Hassan Hattab, qui aurait longtemps été l’« émir de la zone 2 » (Kabylie et partie Est de la capitale) des GIA (Groupes islamiques armés), aurait pris ses distances par rapport à ces derniers pour créer en septembre 1998 le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) . Les chefs d’inculpation retenus contre lui par la justice algérienne étaient notamment : « Constitution d’un groupe terroriste armé semant la terreur et un climat d’insécurité parmi la population, homicide volontaire avec préméditation et guet-apens, port d’armes à feu et munitions, vol avec utilisation d’armes à feu et dépôt d’explosifs dans des édifices publics. » Le « dépôt d’explosifs dans des édifices publics » est l’un des trois crimes exclus des dispositions d’extinction de l’action publique, telles que prévues pour de nombreux autres actes criminels liés à la violence terroriste par l’ordonnance d’application de la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale », adoptée par le gouvernement le 27 février 2006.
De 2000 à 2007, le sort de Hassan Hattab est resté des plus incertains : citant régulièrement des « sources autorisées » jamais clairement identifiées, les médias algériens ont à de multiples reprises fait état de sa mort, de sa capture ou de sa reddition. Il a été plusieurs fois jugé et condamné par contumace durant cette période, dont trois fois à la peine capitale. Enfin, l e 6 octobre 2007, le ministre de l’Intérieur Yazid Zerhouni a annoncé dans une conférence de presse que Hassan Hattab s’était livré aux autorités le 22 septembre précédent.
Le tribunal criminel de la Cour d’Alger annonçait pour sa part que, à compter du 15 octobre, Hassan Hattab et d’autres accusés avaient dix jours pour se présenter devant le tribunal , où ils étaient cités à comparaître le 4 novembre (10). Ces déclarations officielles ont ouvert un nouveau feuilleton judiciaire, aussi absurde et invraisemblable que celui d’El-Para – au regard même du droit algérien –, qui atteste de l’absolu manque d’indépendance de la justice en Algérie.
Le 4 novembre 2007, en effet, Hassan Hattab n’a pas été présenté au tribunal. Le juge a considéré qu’il « est un fugitif et doit être jugé par contumace, sauf si des preuves de sa reddition venaient à être fournies aux instances compétentes ». D’après la presse, à l’ouverture du procès, le représentant du ministère public expliquait que « le dossier de Hattab n’est pas encore parvenu à la justice, car il est encore en phase d’enquêtes préliminaires au niveau des services de sécurité » et qu’il ne se trouvait dans aucun établissement pénitentiaire (11). Cela signifie que, malgré l’annonce de sa reddition par le ministre de l’ I ntérieur, la justice ne savait pas officiellement où se trouvait Hassan Hattab (12).
Le 10 novembre 2007, le ministre de l’Intérieur a confirmé que Hassan Hattab devait « faire l’objet d’enquêtes préliminaires de la part des services de sécurité avant d’être jugé ». Ainsi, plus de six semaines après sa reddition, il n’avait donc pas encore été présenté devant la justice au terme de la période de garde à vue, pourtant limitée à douze jours par la loi en matière de terrorisme.
Un mois plus tard, toujours selon la presse (13), l’ex-chef du GSPC devait être présenté au juge d’instruction : en fonction des résultats de son interrogatoire, le juge pourrait décider de son inculpation, ou bien ordonner l’extinction de la poursuite judiciaire. Mais depuis, plus aucune information n’a filtré à ce sujet. Et en juin 2008, M. Mokhtar Felioune, directeur général de l’administration pénitentiaire et de la réinsertion, questionné au sujet du lieu de détention de Hassan Hattab, affirmait qu’il « ne figure pas parmi les 59 000 détenus que contiennent les prisons algériennes (14) ».
Pourtant, ajoutant à l’incohérence, le 21 août 2008, la presse algérienne indiquait que, la veille, Hassan Hattab avait adressé aux membres du GSPC un « appel pour l’arrêt des combats » (15). Et le 1 er décembre 2008, d’autres articles annonçaient pour le 16 décembre un nouveau procès de Hattab et d’autres personnes accusées de « terrorisme » (16). Or si le procès de ces dernières a bien eu lieu ce jour-là au tribunal criminel de la Cour d’Alger, à la surprise générale, Hassan Hattab ne figurait plus parmi elles …
Au-delà de toutes ces informations contradictoires des quotidiens algériens et des incohérences de la justice , une seule chose est sûre : comme El-Para, Hassan Hattab a disparu. En attestent, en résumé, les déclarations des plus hautes autorités de l’État, qui ont affirmé à la fois qu’il s’était rendu le 22 septembre 2007, mais que, neuf mois plus tard, il n’était détenu dans aucune prison officielle et qu’il n’avait toujours pas été présenté devant un juge.
Pourquoi Amari Saïfi et Hassan Hattab, officiellement détenus par les autorités algériennes, n’ont-ils jamais été présentés à la justice ?
Algeria-Watch a donc demandé au Comité des droits de l’homme de l’ONU de se pencher sérieusement sur cette « disparition » d’ Amari Saïfi et de Hassan Hattab et sur le très étrange refus des autorités algériennes de les faire juger dans des procès publics et équitables. Serait -ce pour éviter qu’ils fassent des révélations sur le rôle du DRS, des milices et d’autres groupes paramilitaires dans de nombreuses opérations terroristes revendiquées par les groupes armés se réclamant de l’islam ? Rappelons en effet que les deux hommes , avant leur prétendue détention par les services de sécurité (respectivement en 2004 et en 2007), ont longtemps été des « émirs » des GIA (Groupes islamiques armés), tristement célèbres pour les grands massacres qui ont endeuillé l’Algérie entre 1996 et 2000.
S’ils comparaissaient devant un tribunal, ils se verraient confrontés à d’innombrables questions qui, faute d’enquêtes judiciaires dignes de ce nom, restent ouvertes jusqu’à ce jour , comme par exemple : comment , tout particulièrement en septembre et octobre 1997, des groupes de plusieurs dizaines d’assaillants ont -ils pu s’introduire dans des quartier s de la banlieue algéroise , au cœur de la zone la plus militarisée du pays ? Comment ont-ils pu y sévir pendant des heures, égorgeant des centaines de personnes ? Qu’en est-il des observations de rescapés sur l’arrivée en camion des assaillants, les fausses barbes laissées sur place , les listes de victimes ciblées, le blocage des secours (17) ? Pourquoi les militaires stationnés à l’entrée de ces quartiers ne sont -ils pas intervenus ? Pourquoi la vox populi algérienne qualifie-t-elle depuis lors les GIA de « groupes islamiques de l’armée » ?
De fait, sans même qu’il soit besoin d’évoquer les témoignages « non autorisés » des survivants de ces massacres, la relation par les journaux algériens de leurs circonstances et de nombre d’actes terroristes revendiqués depuis bientôt dix-sept ans par les groupes armés se réclamant de l’islam (comme les GIA et le GSPC) – ou qui leur ont été attribués par les autorités – comporte de telles anomalies qu’une collusion entre ces groupes et les services secrets de l’armée apparaît plus que probable (18). En raison de la proximité avérée des chefs de ces groupes avec le DRS et de l’étrangeté des parcours personnels de Saïfi et Hattab (19), leur comparution devant la justice, à l’issue d’une instruction judiciaire véritablement indépendante, contribuerait certainement à l’établissement des faits et des responsabilités dans ces crimes.
Algeria-Watch attend donc du Comité des droits de l’homme de l’ONU que, conformément à son mandat , il exige du gouvernement algérien des informations sur le sort de s « disparus » Hassan Hattab et Amari Saïfi, mais aussi qu’il obtienne de lui de se conformer aux exigences du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU qu’il a ratifié, en présentant enfin ces deux hommes devant la justice.
Notes
1. Le Comité des droits de l’homme a examiné le troisième rapport périodique de l’Algérie (CCPR/C/DZA/3) les 23 et 24 octobre 2007 (CCPR/C/SR.2494, 2495 et 2496) et adopté des « observations finales » (CCPR/C/DZA/CO/3/CRP.1) le 1 er novembre 2007. Avec l’organisation Alkarama, l’association Algeria-Watch avait présenté des observations pour commenter le rapport périodique algérien. 2. Voir Habib Souaïdia , La Sale Guerre. Le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne, 1992-2000 , La Découverte, Paris, 2001. 3. Jean-Philippe Rémy , « “El Para”, le chef salafiste capturé dont personne ne veut », Le Monde , 26 mai 2004. Pour une analyse de cet épisode et de l’histoire du GSPC, voir : François Gèze et Salima Mellah , « “Al-Qaida au Maghreb”, ou la très étrange histoire du GSPC algérien », Algeria-Watch, 22 septembre 2007. 4. Le Jeune Indépendant , 30 octobre 2004. 5. Liberté , 30 janvier 2007. 6. Voir Salima Mellah , «Algérie 2003 : l’affaire des “otages du Sahara”, décryptage d’une manipulation», Algeria-Watch, 22 septembre 2007. 7. Selon une «source judiciaire» citée par Le Jour d’Algérie, 1 er avril 2007. 8. El Watan , 26 mars 2008. 9. Liberté , 14 juillet 2008. 10. Le Jour d’Algérie , 21 octobre 2007. 11. Le Jeune Indépendant , 11 novembre 2007. 12. El Watan , 5 novembre 2007. 13. El Khabar , 25 décembre 2007. 14. L’Expression , 23 juin 2008. 15. Le Soir d’Algérie , 21 août 2008. 16. L’Expression , 1 er décembre 2008. 17. Voir notamment Nesroulah Yous (avec Salima Mellah ), Qui a tué à Bentalha ? Algérie : chronique d’un massacre annoncé , La Découverte, Paris, 2000. 18. Salima Mellah , Le Mouvement islamiste algérien entre autonomie et manipulation , Comité Justice pour l’Algérie, mai 2004. 19 Voir : François Gèze et Salima Mellah , « “Al-Qaida au Maghreb”, ou la très étrange histoire du GSPC algérien », loc. cit.