Invité à Genève par le FIFDH, Mustafa Bouchachi, président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, évoque son combat. Et ce, à la veille des élections présidentielles qui permettront à Abdelaziz Bouteflika d’entamer un 3e mandat.
«Les disparus ne sont pas dans ma poche. Vous me faites honte dans le monde comme des pleureuses avec vos photos. Le passé est mort, le passé est mort!» C’est par ces mots que le président Bouteflika répond en 1999 aux familles de disparus de la décennie sanglante (plus de 200 000 morts, 14 000 disparus et près de deux millions de réfugiés de l’intérieur) lors d’un meeting à Alger. «Nous continuerons à vous faire honte dans le monde entier», rétorque encore aujourd’hui Nasséra Dutour, porte-parole du Collectif des familles de disparus en Algérie (CFDA) au vieux président, deuxième fois candidat à sa propre succession aux élections présidentielles du 9 avril prochain.
Des propos tenus cette semaine à Genève à l’occasion d’une soirée consacrée à «l’Algérie bâillonnée», organisée par le Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH). Egalement présent parmi les intervenants, Mostefa Bouchachi, président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme – une ONG créée en 1989, lors de l’éphémère printemps démocratique algérien – témoigne d’une Algérie à bout de souffle.
swissinfo: Le président Bouteflika, âgé et malade, se présente pour un troisième mandat. Est-ce le signe d’un régime à bout de souffle?
M.B.: La constitution de 1989 limite à deux mandats la présidence. Mais cinq mois avant les élections, le président et le parlement ont amendé la constitution afin de permettre au président de renouveler son mandat. Les Algériens se sentent floués. Ils savent qu’ils ne décident rien du tout. Ils ne croient plus à la démocratie, je pense qu’il y aura beaucoup d’abstentions. Si le régime algérien n’essaie pas rapidement de faire participer dans la transparence la population, nous nous acheminons vers une explosion douloureuse et qui peut menacer la stabilité de toute l’Afrique du Nord.
swissinfo: Les haraguas, ces jeunes Algériens qui débarquent sans papiers en Europe, défraient parfois la chronique, comme à Genève l’été dernier. Comment expliquez-vous cette attitude?
M.B.: Leur départ est provoqué aussi bien par le désespoir et la misère que par le manque de liberté et de démocratie en Algérie. Ces jeunes sont dégoûtés par le système et n’ont aucun débouché. Ils traversent la Méditerranée sur 400 km à bord de petites barques. C’est un suicide collectif. L’un d’eux m’a dit une fois préférer mourir un jour en fuyant que mourir chaque jour en restant en Algérie. Il n’y a pas que des jeunes délinquants qui fuient, mais aussi des cadres, des femmes. Ceux qui arrivent en Europe se retrouvent souvent sans travail ni logement. C’est une honte pour un pays aussi riche que l’Algérie. Tout ce que le régime a trouvé comme solution, c’est de criminaliser ces gens. S’ils sont interceptés par les gardes-côtes, ils sont arrêtés et jugés.
swissinfo: Le gouvernement et les groupes islamistes ont passé un accord dont les termes sont restés secrets et en 2005, il y a eu la promulgation d’une Charte pour la paix et la réconciliation qui interdit aux Algériens de revenir sur leur passé. Quelles en sont les conséquences aujourd’hui?
M.B.: Cette charte stipule que «nul en Algérie ou à l’étranger ne peut utiliser ou instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale – comprenez les massacres des années 1990 – pour porter atteinte aux institutions, fragiliser l’Etat ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international.» Moi, en vous parlant de ces années noires, je suis passible d’une peine allant de 3 à 5 ans d’emprisonnement. L’article 45 stipule que personne ne peut être poursuivi pour des crimes ou des délits commis durant cette période. Donc, si vous avez un frère, un fils ou un mari qui a disparu, vous n’avez pas le droit de déposer plainte contre l’inspecteur de police qui s’est présenté pour l’arrêter et le faire disparaître. La justice n’a pas le droit d’ouvrir une enquête. Les islamistes qui ont tué sont rentrés chez eux, ils ont été amnistiés et indemnisés. Les familles des victimes ne peuvent rien faire contre eux. C’est l’impunité totale.
Beaucoup de pays qui sont passés par des expériences douloureuses – Maroc, Afrique du Sud, Amérique latine – ont bénéficié d’une justice de transition, avec des mécanismes leur permettant de revoir leur passé. Tandis que nos responsables, en imposant aux victimes de ne plus évoquer cette «tragédie», comme ils l’appellent, cherchent à effacer la mémoire collective des Algériens. La charte prévoit un dédommagement pour les familles des disparus. Mais, en contrepartie, elles doivent cesser leurs recherches ! Heureusement, de nombreuses associations, constituées surtout de femmes, continuent d’alerter l’opinion publique dans le pays et à l’étranger.
swissinfo: Quel genre de pressions subissez-vous en tant que militant des droits de l’homme?
M.B.: Nous ne pouvons pas nous réunir dans des lieux publics. Les avocats et les militants doivent faire face à une justice privatisée, au service du pouvoir algérien, comme d’ailleurs toutes les autres institutions du pays.
swissinfo: Que pensez-vous de l’attitude des pays occidentaux face à l’Algérie?
M.B.: Ils n’en font pas assez pour améliorer les droits de l’homme chez nous. L’Europe doit faire plus de pression diplomatique et économique. Mais il y a des contrats sur le gaz et le pétrole. Et lorsque les intérêts économiques sont en jeu, on laisse les droits de l’homme de côté.
Interview swissinfo, Frédéric Burnand et Carole Vann/Infosud