Mohammed Harbi: « Nous sommes victimes des jeux politiques propres à chaque Etat »

mohamedharbifa2ca.jpgUne réconciliation des mémoires algérienne et française est-elle réaliste ?

La priorité est d’établir la vérité historique. C’est le rôle des historiens. On ne peut rien construire sur l’oubli. On se doit de dépouiller les relations entre les deux pays des interprétations nationalistes chauvines et ne pas craindre la vérité, si cruelle fût-elle.

Plus le temps passe, plus cela semble difficile… Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Nous sommes encore victimes des jeux politiques propres à chaque Etat. On est dans le registre émotionnel, on rejoue la guerre. Les acteurs politiques qui ont intérêt à ce que la vérité ne s’ouvre pas un chemin ont un poids démesuré dans les institutions par rapport à celui qu’ils ont dans l’opinion.

En Algérie, ce ne sont pas les historiens qui occupent le devant de la scène. On leur refuse, par divers procédés, l’accès aux archives. Les Algériens se passionnent pour le rapatriement de leurs archives qui sont encore en France et à quelques voix près, on omet de dire que les archives disponibles en Algérie sont sous scellés.

On condamne les historiens à l’autocensure et on les accuse cyniquement de lâcheté comme l’a fait récemment l’ancien président du HCE (Haut Comité d’Etat), le colonel Ali Kafi. Depuis l’indépendance, l’histoire est sous surveillance. Les pouvoirs successifs croient pouvoir consolider le lien social en occultant nos déchirements passés et présents et en taisant nos errances et nos crimes, ce qui permet à nos adversaires de les mettre sur le même pied que ceux de la colonisation.

Abdelaziz Bouteflika avait dit son souhait de parvenir à une réconciliation. Cette volonté politique existe-t-elle encore ?

Lorsqu’il a pris le pouvoir, le président Bouteflika a levé certains tabous avant de s’arrêter brusquement en chemin. Je dois dire que ses ouvertures n’étaient pas toujours appréciées par la nomenclature. Certes la loi de février 2005, en France, a bloqué le dégel mais on se tromperait en laissant croire qu’elle est seule en cause.

Bernard Kouchner a-t-il raison de penser que cela ira mieux après la génération de l’indépendance ?

Bernard Kouchner se trompe. Son intervention légitime les crispations. Que les jeunes aient un autre regard sur le passé que leurs aînés ne fait pas de doute mais cela ne va pas jusqu’à sacrifier la mémoire. La légende noire des Algériens dans la culture coloniale les en dissuaderait et cette légende noire est aujourd’hui portée à la connaissance de la jeunesse universitaire. Récemment, on m’a sollicité pour un colloque à l’université de Skikda. J’ai proposé comme thème « Nation, nationalismes et mondialisation ». L’université a préféré celui de « L’image des Algériens sous la colonisation ». Il était clair d’après des échanges que j’ai eus que des directives en ce sens venaient d’en haut.

Est-ce le signe d’un nationalisme croissant ?

Le nationalisme algérien se cristallise actuellement sur les rapports avec la France et avec le Maroc. En France, le réveil d’une droite hostile à l’Algérie empêche ce pays de reconnaître ses responsabilités. Ajoutons à cela qu’il est difficile de toucher à l’institution militaire française. J’en veux pour preuve la mise au placard du travail confié au professeur Charles Jauffret par le Service historique de l’armée de terre (SHAT). Deux tomes sont déjà parus. Le troisième est bloqué depuis plus d’une décennie.

La responsabilité des historiens algériens et français est de ne pas céder aux exigences des nationalismes d’Etat et de coopérer entre eux. Leur travail en direction de l’opinion finira par prévaloir. On voit de plus en plus des inspecteurs de l’enseignement, des historiens, plaider pour l’intégration de l’histoire coloniale à l’histoire de France. C’est aussi pour cette raison que la loi de 2005 a défendu l’option d’une histoire officielle à l’école, réhabilitant la colonisation. Mohammed Harbi est historien à l’université Paris-VIII et ancien responsable du FLN.

Propos recueillis par I. M. Le Monde
Article paru dans l’édition du 21.05.10

Commentaires

  1. aboudouma dit :

    « Le nationalisme algérien se cristallise actuellement sur les rapports avec la France et avec le Maroc. En France, le réveil d’une droite hostile à l’Algérie empêche ce pays de reconnaître ses responsabilités »

    commentaire:
    Mr Harbi vient de mettre le doigt sur l’ideologie qui sous tend la politique interieure et exterieure ( les deux sont anormalement imbriquées ) du regime algerien.
    Malgré le temps, malgré les echecs et les deconfitures de la dictature et de l’ideologie uniques ,le regime actuel semble incapable de se debarasser des scories du passé pour s’inscrire dans la modernité et dans la dynamique actuelle du monde.
    Si son recours à la resistance , aux mefaits de la colonisation , à la glorification (exagérée) des sacrifices correspondaient à un besoin vital dont dependait la creation d’un sentiment national encore nouveau pour la jeune republique née du néant historisque( la contrée denommée algerie actuellement a tout le temps relevé d’un état parfois proche parfois tres lointain ), la culture de la suspicion (j’allais dire la haine) vis à vis du colonisateur et vis à vis des voisins (le maroc remporte la palme dans cette catégorie) est de trop : non seulement cette culture vénéneuse n’a pas reussi à souder les algeriens comme el desirait le FLN , mais aussi elle a permi de perpetuer chez les jeunes ,qui n’ont pas connu la colonisation et , pour la majorité, n’ont jamais visité le maroc ,une forme de haine primaire que , logiquement, ces jeunes n’arrivent pas à trouver les raisons mais qu’ils interirorisent parce qu’elle explique, à leur regard, la precarité , l’injutice et le manque de libérté qui caracterisent leur quotidien.

    On peut dire que le FLN , dans son travail de formatage , a reussi cet aspect de son ideologisation….ce qui explique sa survie malgré les echecs, les scandales et la pauperisation organisés par un regime qu’il soutient indeffectiblement.

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