Par Hamid Grine « Liberté »
En ce mois de mars 1999, ce n’est pas sans émotion que j’allais interviewer Hocine AÏt Ahmed. Dame ! c’est l’un des chefs historiques du FLN, le chef du commando qui a attaqué la poste d’Oran, l’homme qui a défié Ben Bella, l’homme qui a participé à la libération de l’Algérie en demeurant à l’indépendance ce qu’il a toujours été : un démocrate rebelle qui se cabre devant toute injustice et toute forme d’oppression des libertés civiques et politiques.
Le septuagénaire que j’avais vu pour les besoins d’un hebdomadaire étranger avait toujours bon pied, bon œil avec ce sourire franc qui lui a valu bien des amitiés et dont l’absence lui a valu bien d’inimitiés, car voilà Aït Ahmed ne sait pas faire semblant. Durant près de deux heures, il répondit à nos questions. Avec une hauteur de vue et une franchise exceptionnelle. Il voulait bien croire à ses chances sans trop d’illusions, il faut le préciser, mais ce qui l’intéressait vraiment ce n’était pas son élection, mais le sort de l’Algérie, mais la paix en Algérie, mais les conditions de vie de ces Algériens pour lesquels il a défié le colonialisme dès l’âge de 16 ans, subi sa prison. Il subira aussi celle de l’Algérie indépendante. Indépendante pour une caste dont le peuple restait dépendant. Et Aït Ahmed s’insurgeait contre cette caste qui voulait instaurer une dictature fermant le champ politique à tous les démocrates qui militaient pour une Algérie ouverte au pluralisme politique. J’ai très vite compris que son problème est de même nature que celui de Abane Ramdane et Ferhat Abbas : il avait trop de culture et moins de flexibilité que les autres. Tel est le drame des intellectuels dont l’intelligence est souvent un handicap face à la ruse de ceux qui n’ont pas leur bagage. Les uns regardent haut. Les autres frappent bas. Je veux dire les frappent bas. Là où il y a du mou. Là où ça fait mal.
Une semaine après la rencontre, j’appelais Aït Ahmed pour l’informer de la parution de son entretien. Alors que j’étais en train de converser avec lui, un compatriote, admirateur fou de celui qu’il appelle Da L’hocine me demanda la permission de lui dire un mot. J’en informais mon interlocuteur qui accepta avec plaisir. Mon collègue se précipita sur le téléphone avec la même énergie qu’un malade au stade final sur un médicament miracle. Voyant cette dévotion, je me suis éloigné de quelques pas. Au bout de quelques minutes, comme mon compatriote avait raccroché, je revins vers lui. Il n’était plus le même. L’enthousiasme avait cédé la place à une déception qui lui a plombé les traits. On dirait une figure de cire. Mais quoi, qu’est-il arrivé à mon ami ? Je m’attendais à ce qu’il danse de bonheur, le voilà mutique et le visage blême.
Aït Ahmed lui a-t-il envoyé un missile par téléphone ?
Avec mille précautions, je lui demandais ce qui lui est arrivé. Il bougonna quelques mots que j’ai pu interpréter. Au cours de la discussion, il avait glissé spontanément à Aït Ahmed qu’il était natif de Aïn El-Hammam, du même bled que lui. Aït Ahmed lui avait répondu d’un ton sec : “Ce n’est pas une référence pour moi. Je n’ai qu’un bled, c’est l’Algérie.” Il salua et raccrocha. D’où le désarroi de mon ami que je n’ai jamais soupçonné de régionalisme, il était, comme son interlocuteur d’ailleurs, au-dessus de ça. Après avoir été échaudé, sans doute mon ami aima-t-il moins Aït Ahmed, mais le respecta plus. Comme on respecte un homme qui ne craint pas, au nom de ses principes, de vous contredire au risque de vous déplaire
Il me reste une certitude. Aït Ahmed est un potentiel qu’on nous a fait rater.
Que de ratés d’ailleurs : lui, Ferhat Abbes et tant d’autres démocrates. “Ah ! si Aït Ahmed avait été…” Avec des “si” on dessinera une Algérie à la mesure de nos rêves. Une Algérie rêvée qui n’aura rien à voir avec celle où l’on vit. Le rêve, le péché mignon des démocrates…