4 juillet, 2011
Hocine Aït-Ahmed à La Nation: « Le système encourage la dépolitisation »
Ahmed SELMANE www.lanation.info
Lundi 4 Juillet 2011
Même s’il ne doute pas que le régime est en train de manoeuvrer en agitant la thématique de la « réforme », Hocine Aït-Ahmed ne fait preuve d’aucun pessimisme. Il célébre, dans cet entretien, le retour du mot liberté a la faveur « du printemps arabe » et le début d’une libération du long asservissement des consciences qui a suivi les indépendances. Il ne doute pas que les Algériens qui ont résisté à l’anéantissement colonial sauront créer l’alternative démocratique à un régime qui ruse et violente. Un hommage aux Algériens et aux militants politiques qui ne le sont jamais définitivement et qui réapprennent, chaque jour contre l’adversité, contre la répression et contre l’abattement, à le devenir et à le rester.
La fête de l’indépendance intervient cette année dans un contexte national et international marqué par l’idée de réformes d’une part et le « printemps arabe » d’autre part, qu’est-ce que cela vous inspire ?
En premier lieu, le grand retour du mot Liberté. Et le démantèlement (enfin ! ) d’ une idée absurde qui a pesé des décennies durant par-dessus la tête de millions d’hommes et de femmes. Une idée qui prétendait que les peuples, une fois les indépendances acquises, n’avaient plus rien à conquérir. Tout au plus quelques doléances à caractère matériel. Ce qui devait être le début d’un processus de libération, la proclamation des indépendances, s’est transformé- a été transformé par la force, la ruse et le chantage- en un long asservissement des consciences.
La première et la plus formidable victoire de ce soulèvement des sociétés est d’abord dans l’affirmation d’une idée jusque là interdite: C’est aux dirigeants de plaire à leurs peuples et non le contraire. C’est aux dirigeants de faire la preuve qu’ils aiment leur pays et qu’ils méritent la confiance de leurs peuples. Ce n’est pas aux peuples de faire tous les matins la preuve de leur patriotisme en se mettant au garde à vous devant des despotes. Le printemps de Tunis et la formidable mobilisation du peuple égyptien ont offert à tout le monde arabe ce cadeau inestimable.
Et la fête de l’indépendance ?
Vous avez noté la joie des manifestants de la place Tahrir ? Malgré la peur et la conscience de la gravité des enjeux Les peuples sont heureux quand ils se battent pour un avenir meilleur. Même si tout n’est pas gagné. Nous avons connu ce type de bonheur quand la Liberté nous semblait à portée de main. Nous retrouverons ce sens festif de la lutte quand l’avenir semblera moins angoissant à la jeunesse. Les blessures infligées à ce pays sont trop profondes pour être contenues dans un ordre du jour simpliste. L’indépendance sans la liberté n’est plus vraiment l’indépendance…
On parle de réformes politiques à Alger, de changement
Je sais. On en parle à chaque fois qu’on ne sait pas que faire, quand il y a eu de vraies réformes, ils ont fait une guerre pour les stopper. Je reste sceptique sur les capacités du régime à faire mieux que d’habitude.
C‘est tout ?
Vous croyez que c’est une question de propositions, d’idées novatrices, de programmes ambitieux. Nous avons fait des propositions, des déclarations, des lettres, des mémorandums…
De quoi alors est-il question ?
De volonté politique. Il manque la volonté de faire les choses sérieusement. Il y a trop de mensonges, de dribbles, de jeux malsains. Ce pays croule sous les manigances et les coups tordus. Et au milieu de tout cela une incroyable légèreté dans la gestion de cette colère qui gronde. On dirait que le pouvoir n’est même plus capable de prendre la mesure de tout ce qui a été gâché. Les vrais décideurs ont toujours imposé le savoir-faire de la police politique, sans oublier le rôle et la longue expérience de Bouteflika dans l’art de faire échec par la ruse et la violence à toute possibilité de démocratisation. Quand il n’y a plus de confiance, il faut d’abord restaurer la confiance. On n’imagine pas un dialogue sans ce préalable.
Mr Abdelhamid Mehri s’est rendu à la commission Bensalah alors que vous avez décliné l’invitation, on croyait avoir décelé un rapprochement entre vous deux ces dernières années Que pensez-vous de ses propositions de sortie de crise ?
Je lui ai exprimé mon soutien, publiquement et en privé, par ce qu’il essaie de décliner avec un maximum de pédagogie, en direction du pouvoir et de tous ceux qui ne savent pas encore ce que démocratie veut dire, les conditions d’opérabilité et de mise en confiance dans une démarche sérieuse en faveur du changement.
Mais, vous-même ne pensez pas à faire » œuvre pédagogique » en direction du pouvoir ?
Chacun sa méthode. Quand il y aura du nouveau je me prononcerai. Pour l’heure je n’en vois pas. La priorité pour moi reste dans la construction du parti, le rétablissement des liens entre militants, entre citoyens, entre forces sociales. Et la poursuite du dialogue avec les partenaires engagés dans un effort sérieux et constant pour la démocratie et le changement de ce système de pouvoir. La lutte politique sous un régime autoritaire force au réapprentissage permanent de l’exercice politique. On ne devient jamais définitivement un militant politique. On doit chaque jour réapprendre à le devenir ou à le rester.
On a beaucoup parlé d’histoire ces derniers mois, je ne vous ferais pas l’injure de vous demander de répondre aux propos qui ont été tenus mais croyez vous que le silence suffise ?
Quel silence ? L’histoire on la fait d’abord, on l’écrit ensuite. Cela fait plusieurs mois que je travaille avec un groupe d’historiens français et algériens, jeunes et moins jeunes, sur ce que je sais et ce à quoi j’ai participé dans l’écriture de la Révolution et de la guerre d’Indépendance. Cela je le dois à la mémoire de tous les patriotes et compagnons de lutte. De même que je le dois aux jeunes générations. Je laisse les bavardages aux bavards.
Revenons alors au présent. Le climat sécuritaire qui a connu une accalmie dans le reste du pays reste malsain en Kabylie.
Comment voulez-vous avoir un climat sécuritaire sain dans un pays dont le climat politique est (excusez-moi l’expression) complètement pourri ? Le climat sécuritaire est globalement malsain dans l’ensemble du pays avec quelques particularités locales ici et là. La violence « terroriste » a certes connu une nette décroissance dans certains endroits et pas en d’autres, même si on ne sait pas exactement qui entretient la pratique ignoble des enlèvements, mais d’autres formes de violence ont fait leur apparition et connaissent des développements inquiétants.
Lesquelles ?
Elles sont nombreuses mais ont toutes un lien avec la corruption dans l’administration et les services en charge de la sécurité des citoyens. Le grand banditisme, la drogue, les trafics en tous genres ne se développent pas à cette échelle dans un pays à l’encadrement sain. Le chômage de masse chez les jeunes pousse la société à être moins regardante sur la morale quotidienne. Après, il suffit que dans un cas sur dix on tombe dans les filets d’une organisation criminelle et c’est l’engrenage infernal. C’est là que l’on retombe sur la nature du système de pouvoir. La corruption est un phénomène complexe. Un citoyen qui commet un délit mineur court un risque majeur de se retrouver, à plus ou moins brève échéance, entre les mains d’une organisation criminelle à l’échelle du quartier où le trafiquant, le policier ripoux, l’élu de la « chkara », le bureaucrate véreux…constituent « les nouvelles élites du système » qui se chargent de « l’encadrement » de la jeunesse.
Mais que font les partis politiques ?
Les militants des partis politiques ne sont pas des super-héros en mesure de lutter, en même temps et en permanence, contre la répression policière et les maffias qui représentent la véritable base sociale du régime ! Bien qu’ils le fassent. Ou qu’ils essaient de le faire. Qu’ils essaient de surmonter la désorganisation générale, la fatigue et la colère. Et cela pendant que tout l’appareil idéologique du système encourage la dépolitisation ! Encadrer la population est une entreprise de titan quand un travail de sape permanent fait croire que les divergences entre partis politiques, entre militants, entre élus sont de simples histoires de jalousie et de h’ssad ! Certes, cela existe, mais il y a surtout cette ligne de fracture qui partage les militants intègres des militants qui fricotent avec la police politique ou avec les milieux de la corruption.
En l’absence de possibilité de faire objectivement la part des choses, mais surtout à cause de l’alignement de l’administration sur les ripoux ! La population reste en retrait entre deux émeutes. Par crainte de se tromper autant que par crainte des représailles de toutes sortes. Ce « terrorisme » là est de plus en plus puissant. Il est entretenu et encouragé par le système de pouvoir.
A titre d’exemple. Prenez l’Affaire Khalifa. De Moumène Khalifa au petit délinquant de quartier, il ya une « chaîne de commandement » qui va des bureaux somptueux de la « Nomenklatura » de l’état ou des « barrons » du système aux cités populaires ou aux bidonvilles. Une population sans recours et exclue de toutes les médiations »normales » offre son contingent de victimes et de coupables. Hier elle fournissait les maquis, aujourd’hui elle fournit les troupes de la criminalité. Voilà où nous en sommes 50 ans après l’Indépendance.
Sous la colonisation, les jeunes algériens pauvres étaient enrôlés de force dans les contingents de l’armée coloniale, aujourd’hui ils sont livrés à la maffia.
Même en Kabylie ?
En Kabylie, le pouvoir ne se contente pas d’une gestion par la répression brutale et par la corruption comme il le fait ailleurs. En Kabylie, pour mieux casser cette région historiquement frondeuse et fortement politisée, le pouvoir aide à la promotion des fausses alternatives. La dépolitisation est, sous la houlette du pouvoir, conduite par des barrons locaux qui tout en étant souvent de pures créations du régime, tiennent un discours oppositionnel non au système de pouvoir mais au reste de l’Algérie. Le plus pervers dans cette histoire est que les mêmes officines qui veillent à la propagation d’un discours violemment anti-kabyle dans certains médias et cercles sont derrière certains des groupuscules qui développent en Kabylie un discours anti-arabe. Le résultat est dans cette dépolitisation croissante.
Ce que la Kabylie a apporté de plus précieux à l’Algérie c’est son capital politique. En remplaçant la politique par le repli chauvin on veut priver l’Algérie de l’apport de la Kabylie pour mieux priver la Kabylie de l’Algérie.
Des gens responsables et sérieux ne peuvent pas dire que la Kabylie c’est la Suisse quand tout le pays est à feu et à sang et une décennie plus tard dire que seule la Kabylie est ciblée par la violence. Jusqu’ici la population en Kabylie et hors de Kabylie résiste à ces manœuvres. Et cette résistance vient de ce qui reste de l’héritage du mouvement national. En ce 5 juillet nous n’avons à célébrer que ce que la détermination des Algériens a pu préserver de toutes les entreprises destructrices du régime. Mais cette détermination obstinée qui a su résister à l’anéantissement colonial sera, malgré tous les obstacles, capable de construire une alternative démocratique à ce régime insoutenable.