Par Chafaa Bouaiche
Jeudi 20 octobre.
Je me rends à l’agence Tunis Air située à quelques mètres de la Grande poste d’Alger pour acheter mon billet pour Tunis. Aux alentours, des ouvriers de l’APC d’Alger centre s’activent à peindre les façades donnant sur la bouche du métro Tafourah. Il semble que c’est le chef de l’Etat, Abdelaziz Bouteflika qui va inaugurer le métro le 1er Novembre prochain.
A l’intérieur de l’agence Tunis Air, je suis seul face aux agents de guichet (deux dames et le caissier, un homme la soixantaine). Un jeune tunisien rentre. Il demande au caissier de lui indiquer l’adresse de l’ambassade de Tunisie à Alger. Sans sourire, le caissier répond sèchement: «C’est au Golf, tu demandes aux gens dans la rue ils vont t’expliquer». Le Tunisien n’a rien compris. Il préfère cependant quitter sans un mot le regard agressif de l’employé algérien de Tunis Air. Je suis choqué par l’attitude du caissier. Je lui en fais la remarque: « Pourquoi vous ne lui avez pas indiqué l’adresse de l’ambassade ? ». Il répond avec mépris: «Je sais qu’il cherche l’ambassade pour le vote, donc c’est son problème». Je rétorque sèchement: «je suis Algérien et j’irai à Tunis pour assister aux élections. C’est un événement historique que je ne voudrais pas rater. Les Tunisiens ont fait leur révolution alors que nous en Algérie on passe notre temps à critiquer les autres…En plus je me demande pourquoi vous avez accroché le portrait de Bouteflika dans une agence tunisienne ?» «On accroche ce qu’on veut », répond-t-il… Je paye mon billet et je quitte l’agence.
Vendredi 21 octobre.
Aéroport Houari Boumediene, 12h00. Deux heures et demi avant le vol. Je fais les formalités d’enregistrement, j’achète deux journaux et je m’attable à la cafétéria. Un sandwich fromage avec une tranche de pâté et une canette de coca à 560 DA. Mon ami Abdou me rejoint à la salle d’embarquement. Je me rends compte soudain que j’ai oublié mon téléphone portable et quelques pièces d’argent (prés de 350 DA) au poste de contrôle avant d’entrer à la salle d’embarquement. Je reviens vers les policiers pour récupérer mon téléphone portable. Un policier me dit «On a gardé ton téléphone. En principe tu nous donnes ces pièces pour prendre un café ». Je pense qu’il plaisante. Je dis: «Vous pouvez les prendre». Sans hésitation, le policier prend les pièces. Il me remercie !
Il reste 20 minutes pour le départ. On fait la queue pour embarquer dans l’avion. Un groupe de personnes accompagné d’une hôtesse entre directement. Ce sont des députés. J’ai reconnu l’ancien porte-parole du FLN, Said Bouhedja. Je fais le provocateur. Je dis aux passagers qu’ils sont des députés du FLN et qu’ils ne se sentent pas concernés par la «chaîne». Bouhedja dit qu’ils représentent plusieurs partis et pas seulement le FLN. Abdou leur demande s’ils vont superviser les élections tunisiennes et encourager la démocratie dans ce pays. Un député se retourne vers nous et dit: «n’importe quoi».
Aéroport Carthage, Tunis, environ 17h30. Au moins cinq chauffeurs de taxi nous offrent leur service. Nous prenons un taxi à 20 dinars. Le prix est exagéré… Arrivés à avenue Bourguiba, nous descendons. Sur les trottoirs, des militants de partis distribuent des prospectus et des dépliants. C’est le dernier jour de la campagne électorale. Nous empruntons l’avenue Marseille à la recherche d’un hôtel pas cher. Après 20 minutes de marche, on tombe sur un hôtel 2 étoiles «Naplouse». On prend deux chambres. On sort sans attendre. On veut voir ce qui se passe dans la capitale.
Le centre ville est très mouvementé. Une ambiance de fête règne. Toutes les terrasses sont pleines… On rencontre une journaliste algérienne venue couvrir les élections. On se dirige vers la salle de cinéma Le Mondial pour assister à la réunion des observateurs du scrutin. Salle comble. Plus de 500 personnes sont là, face à des experts qui expliquent les modalités de surveillance des élections. Cela rentre dans le cadre d’une formation de 4000 observateurs «Mouraqiboune» financée par l’Union européenne. On prend des photos, on filme, on discute avec les Mouraqiboune. Le tout est clôturé par une fête, en musique. On chante et on danse. Une trentaine de minutes. On quitte la salle. Les observateurs se donnent rendez-vous pour le 23 octobre. Pour le jour du scrutin.
Samedi 22 octobre. J-1.
Ballade dans les rues de Tunis. Je rencontre Francisco, un journaliste portugais qui est déjà là depuis quelques jours. Francisco était là avant et durant la révolution tunisienne. Notre rencontre a lieu devant le théâtre. Nous parlons de la situation en Tunisie et de l’Algérie. Francisco veut comprendre pourquoi les Algériens n’ont pas fait leur révolution…
Vers 18 heures, alors que je cherchais un ami tunisien, je croise Hakim Addad. C’est la grande surprise. Nous sommes contents de nous revoir. Nous restons ensemble jusqu’à tard dans la soirée. On se donne rendez-vous pour demain, devant le théâtre. Je rejoins Abdou…
Dimanche 23 octobre. Jour d’élection. Réveil. Direction centre ville. Je passe devant un centre de vote. Des centaines de personnes attendent leur tour pour voter. J’immortalise l’évènement en prenant des photos avec mon téléphone portable. De nombreux jeunes et des électeurs très ordonnés. Je retrouve Hakim devant le théâtre. On se rend vers un centre de vote. Abdou et Francisco sont avec nous. On observe tous ces Tunisiens impatients d’arriver devant la porte du centre de vote. Des militaires sont postés devant la porte. Ils portent une rose à la main. Offertes par des électeurs… On repart au centre ville. Hakim doit rentrer à Alger. J’ai rendez-vous avec Abdou. On prend un café avec Francisco et deux journalistes tunisiens. Le chauffeur de Nessma TV arrive.
Le siège de Nessma se trouve à quelques kilomètres de la capitale. On fait un direct. Une première pour moi. Dans le salon, le directeur de Nesma fait des allers et retour. Il évoque l’affaire du film «Persepolis» et la réaction des islamistes…Il parle d’une émission où il a invité une présidente d’une association qui lutte contre la pédophilie. «Notre invité a accusé certains imams de pédophilie. Est-ce que je dois censurer ce passage ? », s’interroge-t-il.
Attente. Une longue heure. C’est le moment de me préparer. J’ai le trac… L’animateur me pose trois questions sur les internautes algériens et les élections en Tunisie. J’en profite et je parle des élections législatives avortées en Algérie. «En Algérie, les généraux ont fait avorter le processus démocratique en 1991». L’animateur est peu déstabilisé…On sort du studio, il est hilare: «Les Algériens ne peuvent pas s’empêcher de parler des généraux»…
Dans le salon, des blogueurs tunisiens commentent le discours du chef du CNT libyen. «Oh mon Dieu, ils vont instaurer la charia en Libye ! », crie une jeune blogueuse. «Ils vont tolérer la polygamie, c’est scandaleux !», commente une autre… Kadhafi était-il laïque ? Après le passage de Abdou, nous quittons Nesma…Le chauffeur nous accompagne jusqu’au centre ville de Tunis. Nouvelle longue veillée dans cette Tunisie qui invente un nouveau, un nouveau temps. …Retour à la chambre. Je regarde un débat sur la chaîne nationale de la télévision tunisienne sur les élections. Propos libres et intéressants. Mais les questions des journalistes ressemblent à celles que posent les journalistes de l’ENTV. C’est vrai que c’est une nouvelle expérience. Ils ne tarderont pas à ne plus ressembler à ceux de l’ENTV. Au train où M. Mehal annonce ses «réformes»…
Lendemain d’élections, lecture de journaux. Peu de commentaires sur les élections, les résultats ne sont pas encore communiqués par l’Instance de surveillance des élections, même si tout le monde parle de la victoire du parti islamiste Ennahdha.
Une victoire qui ne semble pas faire peur aux Tunisiens…
Au café de Paris, avenue Bourguiba, des jeunes, une bière à la main, disent avoir voté Ennahdha. Mohamed, 26 ans, confirme: il a donné sa voix pour le parti de Ghannouchi. «Je bois de l’alcool tant que les bars sont ouverts. Demain si Ennahdha décide de les fermer, je ne vais plus boire… Nous devons revenir à notre religion. Ennahdha c’est un parti qui s’est engagé en faveur de la justice sociale. C’est ce qui manque en Tunisie».
A ma droite, un autre jeune n’a pas voté. Parce qu’il a fait de la prison à l’époque de Ben Ali. «J’étais policier et j’ai fait une tentative de Harga qui m’a coûté 6 mois de prison. Je n’ai pas le droit de voter, mais si j’ai à choisir je voterais Ennahdha. C’est un parti qui est juste et droit ».
Je sors du café. Un peu étonné. Je rejoins Abdou. On se prend des pizzas…Je rencontre un touriste espagnol qui ressemble à Ali Mecili. Abdou me prend en photo avec lui… On cause. On marche. Nouvelles rencontres. Mustapha Bouchachi, président de la LADDH et Ali Djerri, ancien directeur d’El Khabar. Ils sont à Tunis dans le cadre de la surveillance des élections. Je demande à Ali Djerri ce qu’il pense des élections. Il répond qu’elles se sont déroulées dans de très bonnes conditions. Et la victoire des islamistes ? Il répond que les islamistes d’Ennahdha sont très modérés et qu’ils sont très différents des militants du FIS. Vers 22H00, nous rentrons à l’hôtel El Hana où nous rencontrons des Thouar libyens (blessés) . Ils nous racontent la « révolution » libyenne du début jusqu’à la mort de Kadhafi. Nous discutons avec plusieurs rebelles; ils disent la même chose et utilisent les mêmes mots. Tous sont pour l’instauration de la chariaa islamia en Libye. Pour eux Kadhafi leur avait interdit même la prière d’el fedjr ! Leurs chefs expriment leur hostilité au pouvoir algérien et son armée. Moi en provocateur, je leur rappelle le rôle de la France dans la guerre en Libye.
Mardi 25 octobre.
Retour en Algérie. Dans l’avion, je demande au député du FLN, Said Bouhadja s’il a constaté des cas de fraude. Il me répond devant des passagers algériens: «C’est en Algérie qu’il y a la fraude».
Retour donc au pays de la fraude.