Par Chafaa Bouaiche. *Article écrit en novembre 2010
Décembre 1991. L’Algérie organisait les premières élections législatives pluralistes. Dès le premier tour, le 26 décembre, le Front Islamique du Salut (FIS) (aujourd’hui dissout), remportait le scrutin avec 188 sièges sur 380 que comptait le Parlement.
Dans un contexte marqué par une crise politique majeure, six jeunes, Dalila Taleb, Hakim Addad, Karim Baloul, Yahia Assam, Mourad Ouferhat et Abderrahmane Khelil issus de différentes régions du pays, réfléchissaient au projet de création d’une association de jeunesse. «Nous avions jugé qu’il était nécessaire de créer une association nationale de jeunes qui jouirait d’une autonomie et qui pourrait
activer dans tous les domaines de la vie: social, culture, sport…», affirme Hakim Addad, membre fondateur et ancien secrétaire général de l’association Rassemblement Actions Jeunesse (RAJ). «Il nous est apparu au lendemain des élections législatives que quelque chose n’allait pas, que le travail de sensibilisation démocratique auprès des jeunes n’avait pas été fait».
Convaincus du rôle que pourrait jouer l’association dans la sensibilisation des jeunes sur leurs droits, Karim, Yahia, Hakim et Dalila, une jeune étudiante du quartier populaire de Bab El Oued à Alger, se rencontraient pour échanger leurs réflexions et avancer dans l’idée de la mise en place de leur organisation.
Au printemps de l’année 1992, pendant que l’Algérie s’installait dans l’engrenage de la violence en raison de l’arrêt du processus électoral, le groupe sillonnait plusieurs régions du pays à la rencontre d’autres jeunes dans le but de les associer à leur projet. «En prenant le temps de discuter avec eux, les jeunes adoptaient tout de suite notre projet», se rappelle encore Hakim.
De retour à Alger, le groupe se fixait l’objectif de la constitution officielle de l’association. Pour réussir cette œuvre, il fallait démarcher des gens et les convaincre de la nécessité de leur implication en tant que membres fondateurs. Ainsi, en décembre 1992, 22 jeunes se réunissaient dans une maternité à Bologhine, un quartier de l’est de la capitale. Coïncidence du calendrier, le lendemain les autorités algériennes instauraient le couvre-feu ! Un couvre-feu qui a duré plusieurs années, et qui interdisait aux Algériens de circuler entre 23 h et 5 h du matin.
L’assemblée générale de Bologhine se terminait avec l’élection du bureau de l’association et de sa présidente: Dalila Taleb. «L’élection d’une femme à la tête de l’association était pour nous un défi qu’il fallait lancer», précise Hakim Addad. A l’origine, l’association s’appelait «Rassemblement Algérien des Jeunes» (RAJ), mais le nom a changé lors du dépôt du dossier d’agrément, sur « instruction » du ministère de l’Intérieur. «Au ministère, on nous a demandé d’effacer «Algérien» de notre appellation, puisque, selon eux, nous ne représentions pas tous les jeunes du pays», rappelle l’ancien secrétaire général de RAJ.
L’argument ne tenait pas la route puisque une association proche du pouvoir s’appelle et s’appelle toujours «Union nationale de la jeunesse algérienne (UNJA)». Pour ne pas compromettre leurs chances
d’avoir l’agrément, les dirigeants de RAJ avaient alors remplacé «Algérien » par «Actions».
Après trois mois d’acharnement, les membres de RAJ réussissaient à obtenir le «visa» du ministère de l’Intérieur, le 16 mars 1993. «Durant trois mois, chaque dimanche et mardi, on pointait au ministère pour demander des nouvelles de notre dossier. Pour nous décourager, on nous a même exigé de déplacer une virgule dans un paragraphe de nos statuts», rappelle Hakim. Avoir l’autorisation de l’Intérieur constituait une première victoire pour les membres de l’association.
Mai 1993. RAJ inaugure ses actions en célébrant la journée mondiale de la liberté de la presse. Une conférence a été organisée dans un amphithéâtre de la faculté d’Alger. Plusieurs journalistes de la presse écrite privée et publique avaient pris part à l’activité. Il y avait entre autres le journaliste Youcef Zirem, aujourd’hui à Paris, le journaliste d’El Watan, Ahmed Ancer, Abed Charef, l’un des fondateurs du journal El Khabar, et le journaliste de la télévision algérienne Smail Yefsah, assassiné le 18 octobre de la même année par un groupe armé. «La conférence était suivie d’un riche débat sur la situation des libertés en Algérie», se souvient notre interlocuteur.
Dans son action, RAJ avait dès sa création, opté pour les campagnes de sensibilisation sur différents sujets: droits humains, sida, environnement, nettoyage des plages ainsi que l’organisation de galas artistiques. Le 16 juin 1993, RAJ organisait un concert à la salle Atlas de Bab El Oued. Ce dernier concert de musique a réuni des centaines de jeunes est a été clôturé par l’intervention de la présidente de l’association appelant les jeunes à se mobiliser pour la défense de leurs droits.
Quelques mois plus tard, les membres de RAJ étaient décidés à célébrer le 5e anniversaire des événements douloureux d’octobre 1988. Une demande d’autorisation a été introduite au niveau de la wilaya (préfecture) d’Alger et à la surprise générale, le Wali donnait son accord. Ce n’est d’ailleurs plus le cas aujourd’hui, puisque tous les rassemblements sont interdits à Alger. Sous le slogan «Descendons la culture dans la rue», RAJ commémorait le 5 octobre par une grande exposition au niveau de la «Place des Martyrs» d’Alger avec en clôture l’organisation d’un concert de musique «Chaabi». «Pour nous, célébrer le 5 octobre est un devoir. Nous n’avons pas le droit d’oublier les martyrs qui nous ont permis d’exister», souligne Hakim, qui rappelle que son association n’a plus jamais eu l’autorisation pour célébrer cette date. En octobre 1994, alors que la wilaya avait refusé de délivrer l’autorisation RAJ, avait malgré tout tenu un rassemblement d’une trentaine de militants. Du coup, le wali de l’époque avait demandé à rencontrer les responsables de l’association pour leur demander d’arrêter leur sit-in en contrepartie de l’octroi à titre gracieux du théâtre de verdure de la ville d’Alger pour organiser une autre activité. «Dès qu’il m’a vu, le wali m’a demandé si ma barbe était celle des Verts ou celle des communistes», se rappelle Hakim.
Une semaine plus tard, un grand concert de musique avec des stars de la chanson dont le chanteur Mohamed Lamine été organisé au théâtre de verdure. Au moins 5000 jeunes avaient répondu présents. Une grande réussite: un peu de musique, un peu de politique et l’affaire est réglée.
Juste après, dans un pays déchiré par une guerre civile, RAJ s’investissait davantage dans le combat pour les droits de la personne humaine et distribuant 10.000 exemplaires, en Arabe et en Français, de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Début 1994, l’association installait des comités dans d’autres régions du pays, mais lors de la création du Conseil supérieur de la jeunesse en 1995 par des autorités en crise de légitimité, la présidente de l’association a été empêchée de prendre la parole par les services de sécurité, et la délégation de RAJ était jetée dehors par les gendarmes.
Dans son refus de cautionner les dérives du pouvoir algérien, RAJ a refusé de siéger dans le Conseil national de transition (CNT), un Parlement désigné par le pouvoir en remplacement du Parlement dissout.
Durant les années rouges, RAJ a décidé de s’impliquer activement dans le combat pour la paix en Algérie. Entre avril et juin 1995, l’association a lancé une pétition sous le mot d’ordre «Paix aujourd’hui, droits toujours». Une pétition été signée par des centaines d’Algériennes et d’Algériens. «Nous avions demandé à tous les protagonistes : pouvoir, islamistes et forces démocratiques de trouver une solution pour arrêter le désastre», précise Addad. La campagne a été clôturée par l’organisation d’un concert de musique à la coupole du «5 juillet ». Il y avait plus de 10.000 jeunes dans la salle. «Ils ont dansé jusqu’au matin, puisque avec le couvre-feu, on n’avait pas le droit de sortir de la salle avant 5 heures du matin», explique notre interlocuteur.
En octobre, les dirigeants de RAJ ont observé une grève de la faim pendant 13 jours pour protester contre l’interdiction de la célébration de la date du 5 octobre. «Les chefs de partis l’opposition nous ont rendu visite pour nous apporter leur soutien. A l’époque Madame Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs, nous avait demandé d’arrêter la grève de la faim, puisque, selon elle, cette action devait être menée par des détenus politiques pour dénoncer les conditions de leur détention», se souvient Addad.
Hakim se souvient aussi de cette rencontre avec le chef de l’Etat de l’époque Liamine Zeroual, dans le cadre des discussions sur le projet d’une nouvelle constitution. L’association a été représentée par sa présidente Dalila Taleb. Profitant de la rencontre, Dalila a remis au chef de l’Etat une lettre d’un groupe de citoyens du quartier populaire de Belcourt à Alger, réclamant des logements. Visiblement fâché, Liamine Zeraoul a réagi à l’attitude «maladroite» de son invitée : «Madame, je pense que je ne suis pas un facteur».
Trois ans plus tard, Liamine Zeroual quittait la présidence de la République en organisant une élection présidentielle anticipée à laquelle avait pris part sept candidats, dont six s’étaient retirés de la course la veille du scrutin d’avril 1999. Durant la campagne électorale, RAJ a organisé «une rencontre de la jeunesse citoyenne». Hormis, Abdallah Djaballah, chef d’un parti islamiste qui n’a pas été au rendez-vous, les autres candidats ont tenu à répondre personnellement à l’invitation de l’association ou en envoyant un de leur représentant. Ainsi, le candidat Abdelaziz Bouteflika qui allait devenir président de la République, s’était fait représenter par Abdelkader Khomri, actuellement ambassadeur d’Algérie en Pologne. A la fin de leurs travaux, les membres de RAJ ont élaboré une plateforme de revendications qu’ils destinaient à l’ensemble des candidats.
Au lendemain d’un scrutin qui a donné Abdelaziz Bouteflika vainqueur d’une course sans concurrent, les membres de RAJ ont distribué, lors d’un rassemblement organisé à Alger, des tracts dénonçant «le passage en force» de Bouteflika. On peut lire dans les tracts: «La démocratie a un peuple qui la protège», en réponse à Bouteflika qui, lors de sa campagne électorale, n’a cessé de répéter: «La Kaaba a un Dieu qui la protège», en référence à l’Algérie… La police a vite réprimé le mouvement de contestation. Plusieurs manifestants ont été arrêtés. C’est le début d’une nouvelle ère, celle de la fermeture.
Quelques jours avant l’organisation d’un référendum sur la Concorde civile fin 1999, RAJ a organisé une université d’été avec comme invité de marque : l’ambassadeur d’Afrique du Sud en Algérie. Ce dernier a animé une conférence ayant pour thème : «La réconciliation nationale: cas de l’Afrique du Sud». Dans son exposé, l’ambassadeur a expliqué qu’il ne peut y avoir de réconciliation nationale sans vérité ni justice.
Durant les évènements de Kabylie en 2001, les membres des comités locaux de RAJ ont intégré les coordinations des comités de citoyens ayant organisé la révolte citoyenne. Ces coordinations étaient composées de syndicalistes et de militants de gauche, avant qu’elles ne soient récupérées par le pouvoir qui a imposé une autre forme d’organisation au mouvement citoyen.
Les militants de RAJ ont décidé durant la même année de perturber le festival mondial de la jeunesse organisé à Alger par des organisations satellites du pouvoir. Hakim Addad se rappelle encore de ce gala animé par la chanteuse Magda Erroumi dans le cadre de ce festival. Alors qu’il distribuait des tracts dénonçant la répression du pouvoir, des policiers l’avaient violemment interpellé : «ils m’ont gardé dans leur voiture jusqu’à 5h du matin».
RAJ a vécu la période la plus noire de son existence depuis l’arrivée de Bouteflika au pouvoir en 1999. Depuis maintenant 10 ans, l’association n’a plus aucune autorisation d’organiser ses activités. «Si tu te plaints de son époque, si tu la trouves mauvaise, demande-toi ce que tu as fait pour la rendre meilleure», est la devise de RAJ depuis sa création.